Art non occidental

La mémoire retrouvée du peuple kanak

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 14 octobre 2013 - 1428 mots

PARIS

Peu de civilisations ont autant été conspuées et anéanties que celle des Kanak de Nouvelle-Calédonie. L’exposition du Musée du quai Branly révèle avec éclat un patrimoine trop longtemps enfoui.

Lorsque le missionnaire protestant Maurice Leenhardt foule le sol de Nouméa, en 1902, un membre de l’administration coloniale décrit en ces termes la situation du peuple kanak : « Rien ne les relèvera plus de leur abjection, ils sont résignés à mourir. » Victimes de plusieurs décennies de colonisation et de leur cortège de méfaits (les maladies, la confiscation des terres puis la réclusion dans des réserves, la détresse matérielle et le désespoir…), les habitants de cette longue bande de terre hérissée de montagnes semblaient condamnés à une fin inéluctable… Et pourtant, lorsque le grand navigateur britannique James Cook découvrit en 1774 ces majestueux rivages perdus au fin fond du Pacifique, il ne pouvait imaginer que cette île paradisiaque allait connaître un si funeste destin. Le regard de l’explorateur – et des membres de son expédition – se montre d’emblée particulièrement bienveillant pour les habitants qu’il trouve « grands et bien proportionnés », « pas voleurs » et même « d’un excellent caractère ». Quant aux richesses de la flore et de la faune, elles enthousiasment littéralement les botanistes et les savants. « Chaque jour, ils découvraient de nouvelles plantes », note James Cook dans son journal.

En bon ethnographe, l’explorateur anglais va jusqu’à repérer des coutumes traditionnelles qui s’avèrent encore fondamentales dans la société kanak : les échanges de biens et de discours, la courtoisie, l’autorité toute relative des chefs au sein de leur communauté, une extrême attention à tout ce qui est nouveau et étranger. Mais la brièveté du séjour de Cook (pas plus d’une semaine en ce mois de septembre 1774) ne lui permet pas d’avoir accès à d’autres observations que celles menées sur les bords du rivage. Sa vision reste donc lacunaire, pour ne pas dire idéale. Ce penchant « rousseauiste » sera par la suite reproché au grand navigateur par les colons et les missionnaires, moins habiles à nouer des contacts aussi « aimables ».

Le « malentendu kanak »
Vingt années se sont ainsi à peine écoulées lorsque le chevalier Antoine Bruni d’Entrecasteaux jette l’ancre avec son équipage dans le havre de Balade, au nord de la Grande Terre. Le marin français juge alors « féroces et cannibales » les premiers Kanak qu’il rencontre. Il faut dire que ces derniers ont tenté de faire déguster au peintre Jean Piron, qui accompagne l’expédition, un morceau de leur semblable. Les journaux de bord confirmeront plus tard que les insulaires souffraient alors d’une telle famine qu’ils cherchaient de la nourriture « au point de manger de la terre ». Mais le mal est fait, et désormais le « malentendu kanak » ne cessera de grossir et d’enflammer les imaginations.
Dans le sillage des voyages d’exploration et des expéditions à caractère scientifique vient bientôt le temps des militaires et des soldats de Dieu. Comme un aimant, l’Océanie attire aussi les pauvres hères et les chevaliers de l’industrie et du commerce, happés par ce nouvel eldorado. Catholiques et protestants, Anglais et Français se disputent âprement ces terres et leurs stocks de « nouvelles âmes » promises à l’évangélisation. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à la règle qui, pour des raisons économiques et diplomatiques, finit par tomber dans l’escarcelle de Napoléon III. Si l’empereur souhaite métamorphoser cette île luxuriante en gigantesque colonie pénitentiaire, les frères maristes, quant à eux, sont trop heureux de s’y implanter avec le soutien de l’armée pour ramener vers la vraie foi ce peuple de sauvages. Au mépris de leurs croyances et de leurs coutumes, les jeunes Kanak sont alors regroupés dans des écoles attenantes à des églises fraîchement construites. Pire ! Avec leur boulangerie, leurs ateliers de menuiserie, de maçonnerie et de couture, leurs champs cultivés et leur mission, des villages « à la française » voient le jour, niant complètement le mode de vie kanak. Dans le même temps, la métropole déverse par milliers dans cette gigantesque prison des antipodes ses voleurs, ses meurtriers, ses révolutionnaires et ses communards. Quatre mille deux cent cinquante hommes et femmes seront déportés en Nouvelle-Calédonie à partir de 1792. Quatre cents y périront de maladies ou de désespoir. Parmi ces victimes, peu prendront fait et cause pour la cause kanak, à l’exception d’une femme : Louise Michel, qui, émerveillée par ses « amis noirs », écrira à Victor Hugo en personne : « Je songe à me retirer dans une tribu canaque. »

L’histoire de la Nouvelle-Calédonie est donc une tragédie ponctuée de malentendus, de drames humains et d’incessantes rébellions. Un passé lourd et terriblement présent dans les mémoires, tout entier incarné dans ce discours prononcé en mars 1984 par le grand chef indépendantiste Jean-Marie Tjibaou : « Il faut se rappeler, pour comprendre notre malaise et nos aspirations, que nous ne sommes pas encore décolonisés. Ce monde moderne que nous n’avons pas exorcisé continue à porter la marque d’une colonisation qui nous diminue, qui nous châtre. »

Un génocide lent
Peu de peuples, en effet, ont autant été spoliés de leur mémoire matérielle et spirituelle. Il suffit, pour s’en convaincre, de dresser ce terrible constat : la plupart des objets traditionnels (masques de deuilleurs, haches-ostensoirs taillées dans le jade, flèches faîtières ornant le sommet des cases traditionnelles) sont désormais éparpillés aux quatre coins du monde, notamment dans les réserves des plus grands musées européens. Quant aux hommes et aux femmes, combien se souviennent que leurs aïeux furent exposés, tels des animaux exotiques, dans des foires et autres Expositions universelles ! À l’ombre de la tour Eiffel et sous l’œil des bourgeois venus en famille goûter un frisson d’exotisme, un village kanak est reconstitué grandeur nature en 1889 sur l’esplanade des Invalides. Le succès est total, même si le journaliste dépêché par Le Figaro constate avec une pointe de déception que les prétendus « cannibales » parlent le français, lisent son propre journal et portent des costumes d’anciens combattants ! Ce sont, en effet, les « bons élèves » de la colonisation qui ont été envoyés en France pour se produire en spectacle, en raison de leurs bons et loyaux services. Certains d’entre eux n’ont-ils pas contribué à mater la Grande Rébellion de 1878 ?

Quelques années plus tard, lors de la grande exposition coloniale de 1931, le scénario ne sera plus tout à fait le même : en marge de l’événement officiel, l’exhibition de sauvages des colonies est devenue un spectacle bien rodé, dont le but obéit à des visées mercantiles clairement affichées. De caractère privé, l’initiative en revient à un certain Hagenbeck, qui n’est autre que l’inspirateur du zoo de Vincennes. Sa recette est simple : les Kanak y sont exhibés comme des bêtes sauvages, sans barrière entre le spectateur et eux-mêmes. À l’obscénité d’une telle mise en scène se greffe une idéologie pour le moins répugnante. Il s’agit, ni plus ni moins, de se rassurer en prônant la hiérarchie des races et la supériorité de l’homme blanc sur les indigènes.
Parallèlement, l’imagerie coloniale produira à foison ces images stéréotypées de cannibales nus en train de dévorer leurs congénères, à l’opposé des premiers témoignages de Cook
et de ses compagnons. De « kanak » à « cannibale », il n’y aura qu’un pas, que franchira allègrement toute une littérature de propagande dont les derniers avatars se retrouveront sous la plume d’Hergé, le créateur de Tintin ! « Montrez-vous si vous n’avez pas peur, canaque, cannibale, iconoclaste », hurle ainsi le capitaine Haddock dans Le Trésor de Rackham le Rouge…

Des consciences éclairées
Il convient néanmoins de nuancer ce tableau apocalyptique. Il y eut, heureusement, des consciences éclairées pour s’insurger contre le tort fait aux hommes comme aux objets. Le grand ethnologue Maurice Leenhardt consacra ainsi toute sa vie à lutter contre ce génocide lent infligé au peuple kanak, dont il entreprit de comprendre au mieux les rites et les coutumes. Les artistes d’avant-garde, tels Maurice de Vlaminck ou Picasso, surent regarder, bien avant les autres, la force plastique de leur architecture et de leurs masques au nez saillant et aux arcades sourcilières enfoncées. Mais il convient aussi de rendre hommage à la quête patiente et acharnée de Roger Boulay et d’Emmanuel Kasarhérou (les deux commissaires de l’exposition du Musée du quai Branly) qui, depuis plus de vingt ans, dressent l’inventaire des objets kanak enfouis dans les réserves des musées français. Soit un travail d’exhumation qui rend grâce, plus que tout long discours, à la mémoire blessée d’un peuple sur le point d’être réconcilié avec son Histoire. 

« Kanak, l’art est une parole »

jusqu’au 26 janvier 2014. Musée du quai Branly. Ouvert mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h et jeudi, vendredi et samedi de 11 h à 21 h. Tarifs : 7 et 5 e. Commissaires : Emmanuel Kasarhérou et Roger Boulay. www.quaibranly.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : La mémoire retrouvée du peuple kanak

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