PARIS
À travers ce sujet novateur qu’était la vie sociale des hommes de sa génération, se découvre surtout un peintre qui bouscule les conventions, sur le plan de l’iconographie comme de la technique.
Paris. Près de cent peintures et dessins et quarante photographies, des documents et même des costumes et accessoires de mode sont réunis pour commémorer les 130 ans de la mort de Gustave Caillebotte (1848-1894). Il ne s’agit pas d’une rétrospective : l’exposition est sous-titrée « Peindre les hommes », car l’artiste est le seul impressionniste à avoir représenté plus souvent des hommes que des femmes. Riche, il ne connaissait pas la nécessité de produire des œuvres susceptibles de plaire au public ou des portraits de commande. Il a donc peint ce qu’il aimait, son environnement : ses frères, ses amis, les sportifs qu’il côtoyait ou les ouvriers qu’il observait au travail. « Le côté masculin de la modernité », comme l’écrivent les trois commissaires, Paul Perrin, Scott Allan et Gloria Groom, dans l’article d’introduction au catalogue. Ils soulignent que ce regard sur l’œuvre de Caillebotte est récent, lié aux études de genre qui font florès aux États-Unis et s’implantent en France.
Malheureusement, l’enthousiasme pour cette nouvelle approche peut amener à oublier les faits au profit de surinterprétations. Ainsi, dans son essai « Le Paris de Caillebotte : l’anti-flâneur », Gloria Groom compare Le Balcon (1869) d’Édouard Manet aux représentations d’hommes regardant la ville depuis un balcon que l’on trouve chez Caillebotte. « Dans cet espace, la délimitation entre l’observateur et l’observé est sexuée […]. Les deux femmes représentées par Manet […] sont au balcon pour être vues, comme exposées […] », écrit-elle. À l’inverse, dans le cas des hommes au balcon, « l’accès à un balcon spacieux dans un quartier chic de la ville leur donne un sentiment d’appropriation des rues de la ville qu’ils observent d’en haut ». Peut-on vraiment comparer ces points de vue quand le tableau de Manet (qui appartenait à Caillebotte) est une variation sur Les Majas au balcon (1808-1814), de Goya, alors que la ligne directrice de tout l’œuvre de Caillebotte est la représentation de la vie moderne avec des moyens modernes ?
C’est d’ailleurs bien cette audace du peintre qui frappe dans l’exposition. Il trace sa voie sans se référer aux maîtres du passé, mais il regarde ses contemporains pour les dépasser. S’aidant peut-être d’une chambre claire, il tord les perspectives ou les accélère, conférant à certaines de ses œuvres une étrangeté qui a choqué la critique. Dans Intérieur, femme lisant (1880), Charlotte Berthier, sa compagne, occupe le premier plan, tandis que son ami, Richard Gallo, qui lit allongé sur le canapé au fond de la pièce, paraît minuscule. Une construction inédite qui est peut-être aussi une manière élégante de dire l’importance qu’il accordait à cette femme qu’il n’a jamais épousée – il était opposé au mariage comme à toutes les conventions sociales.
L’un de ses tableaux les plus extraordinaires est Le Pont de l’Europe (v. 1877), conservé aux États-Unis. Trois hommes, deux bourgeois et un ouvrier dont on ne voit pas les visages, sont tassés dans la partie gauche. L’un passe (il est à moitié hors champ), le deuxième regarde les voies de la gare Saint-Lazare à ses pieds et le troisième observe, au loin, la fumée d’un train à travers les poutres d’acier du pont qui scandent la toile. Cet homme arrêté, pendant de la petite fille du Chemin de fer de Manet, est tout entier tourné vers la modernité. En 1880, Caillebotte peint dans Boulevard vu d’en haut les silhouettes à peine reconnaissables de quatre hommes ainsi qu’une voiture à cheval, des éléments tous vus de dessus, autour d’un arbre et sa grille de protection circulaire, une composition d’une audace vertigineuse qui préfigure celles des Nabis. Et que dire d’Homme s’essuyant la jambe (vers 1884, inachevé) et d’Homme au bain (1884), qui répondent aux nus féminins de Degas ? Qu’ils laissent transparaître une homosexualité latente, comme l’avancent certains historiens de l’art contemporain, ou bien qu’ils affirment qu’un artiste peut aborder tous les sujets ?
Caillebotte était un inventeur. Collectionneur de timbres, il a imaginé un système de classement qui a fait école. Yachtman, il a dessiné des bateaux au lest ou au mât révolutionnaires pour être le plus rapide. Jardinier, il a fait construire une serre chauffée derrière sa maison pour avoir des fleurs en hiver. En peinture, préfigurant le cinéma, il a osé le très gros plan ou la distorsion, comme dans Le Déjeuner (1876) avec un premier plan vu de dessus et les bords de l’image qui semblent diverger. Et, bien sûr, il a été novateur en choisissant de peindre surtout des hommes, des bourgeois ou des travailleurs, affairés ou rêveurs, souvent graves. Il s’est aussi peint lui-même, jeune élégant penché vers une femme dans Le Pont de l’Europe (1876), puis prématurément vieilli mais l’œil inquisiteur dans l’Autoportrait (v. 1892) du Musée d’Orsay, presque à la fin d’une vie d’homme « bon et généreux, et ce qui ne gâche rien, [de] peintre de talent », écrira Camille Pissarro à son fils Lucien après sa mort.
Un legs à la gloire des impressionnistes
À l’occasion de cette exposition, le Musée d’Orsay présente le legs Caillebotte dans ses salles impressionnistes. Collectionneur avisé de ses contemporains, le peintre a légué toutes ses œuvres à l’État à condition qu’elles restent à Paris et soient exposées en permanence. Mais, après pourparlers, seuls certains tableaux et dessins sont entrés dans les collections nationales. À l’exception des œuvres sur papier, ils sont réunis exceptionnellement aujourd’hui. Un catalogue raconte ces péripéties et recense les œuvres acceptées et celles qui n’ont pu l’être.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : La masculinité selon Caillebotte