PARIS
Né dans une famille fortunée, Gustave Caillebotte peint et achète les tableaux de ses amis impressionnistes, au point de constituer une collection léguée à l’État français en 1894. Mais, lui, quel peintre était-il ? Une exposition au Musée d’Orsay donne à voir la modernité de son travail à travers la figure masculine.
Impossible d’y échapper : on a fêté cette année, en grande pompe, les 150 ans de l’exposition fondatrice de l’impressionnisme. On célèbre cet automne de manière bien plus discrète le 130e anniversaire d’un événement lui aussi fondateur : le legs de Gustave Caillebotte (1848-1894). Cette libéralité mythique, et souvent interprétée de manière biaisée, a constitué un jalon historiographique décisif. On a longtemps dit à tort qu’il s’agissait d’un scandale car l’État, aveuglé par sa détestation des avant-gardes, aurait iniquement refusé ce don exceptionnel avant de l’accepter du bout des lèvres et uniquement en partie. On sait aujourd’hui que si le legs n’a pas été versé dans sa totalité, c’est en réalité pour des questions de place. Le donateur exigeait dans son testament que les œuvres « n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre ». Ce dernier n’exposant pas d’artistes vivants, le Luxembourg, dévolu à l’art contemporain, était son antichambre. Il s’enrichissait d’année en année et ne pouvait donc pas exposer en totalité le legs important d’une soixantaine de tableaux. Il a donc fallu écrémer et, finalement, ce fut une quarantaine de pièces impressionnistes qui firent leur entrée au musée grâce à cette disposition, dont Ballet d’Edgar Degas (1834), Le Balcon d’Édouard Manet (1868-1869), La Gare Saint-Lazare et LeDéjeuner de Claude Monet (respectivement 1877 et 1873), Les Toits rouges de Camille Pissarro (1877) et Bal du moulin de la Galette d’Auguste Renoir (1876)… Ce legs permettait la patrimonialisation de toutes les figures emblématiques de l’impressionnisme. Enfin presque toutes, car cette sélection ne comprenait aucune œuvre du donateur lui-même. Ce n’est qu’à la faveur du frère du peintre, Martial, et de l’exécuteur testamentaire de Gustave Caillebotte, Auguste Renoir, que LesRaboteurs de parquet (1875) et Vue des toits (Effet de neige) (1878) ont pu rejoindre les cimaises de la toute première galerie impressionniste au monde. Cette absence initiale du peintre de son propre legs est révélatrice de sa modestie et à l’image de sa reconnaissance artistique. Son immense générosité a en effet longtemps fait de l’ombre à son statut de peintre majeur.
Des années durant, on a véhiculé l’image d’un rentier ayant surtout brillé pour avoir eu le flair de soutenir ses amis illustres. Or Caillebotte était tout sauf un amateur à la recherche d’un hobby ; toute sa vie, il s’est présenté comme un artiste professionnel, y compris auprès de l’État civil, et il a été admis aux Beaux-Arts. S’il est absent de l’exposition fondatrice du mouvement en 1874, il est toutefois une figure centrale du reste de l’aventure impressionniste dès 1876. « C’est lui qui organise les expositions et qui parvient à assurer la cohésion du groupe quand certains veulent faire scission », résume Paul Perrin, commissaire de l’exposition. Organisateur doué, volontaire, animé d’une vraie foi dans cette aventure esthétique collective et doté d’une fortune personnelle, il s’impose rapidement comme le leader du mouvement. « Il joue un rôle logistique, financier, mais aussi artistique car il présente des chefs-d’œuvre qui sont très remarqués. » S’il ne participe pas aux années héroïques qui fondent la mythologie du groupe, il raccroche toutefois très vite les wagons. Chose rare, il présente ainsi son chef-d’œuvre – Les Raboteurs de parquet– dès sa première exposition. L’année suivante, c’est au tour du Pont de l’Europe (1876) et Rue de Paris, temps de pluie (1877). Ces deux tableaux remportent un triomphe et sont salués comme les meilleurs de l’événement, éclipsant même ceux de Monet. En l’espace de deux ans, il a peint quasiment toutes ses œuvres, alors même qu’il est encore très jeune. Ses débuts fulgurants sont d’ailleurs applaudis. Si quelques voix jugent Les Raboteurs… vulgaires, d’autres louent leur « intimité simple et franche », tel le critique Émile Blémont, tandis que le journal Audience désigne tout simplement son auteur comme le « primus inter pares » de la bande. Une preuve que le jeune peintre – il n’a alors que 28 ans – est considéré par certains comme le meilleur du groupe ; mais pas forcément pour les raisons que l’on pourrait croire. Paradoxalement, à l’époque, il a été apprécié pour son caractère académique alors qu’il est au contraire vu aujourd’hui comme un fleuron impressionniste. Le choix d’une scène d’intérieur, aux tonalités sombres et à la composition très travaillée : tous ces éléments le rattachaient davantage à la pratique d’un artiste issu du cursus classique que des avant-gardes. Au début de sa carrière, Caillebotte multiplie d’ailleurs les études préparatoires pour ses œuvres les plus ambitieuses. Il abandonne progressivement cette habitude, héritée de son maître Léon Bonnat, au contact de ses nouveaux amis. Au fil des échanges, sa palette s’éclaircit, sa touche devient également plus libre et il se convertit au plein-air et au paysage.
Le coup d’essai se transforme en coup de maître et l’artiste voit son travail systématiquement remarqué positivement. Cette réputation de bon peintre et de créateur d’images percutantes ainsi que son rôle d’organisateur le propulsent comme chef de file du mouvement. Aujourd’hui ses œuvres emblématiques citées précédemment sont universellement reconnues comme des icônes de la fin du XIXe siècle ; on ne compte plus, par exemple, le nombre d’ouvrages reprenant Rue de Paris, temps de pluie pour illustrer la physionomie de la capitale à la fin du siècle. Si ce tableau a été tout de suite encensé ; il en est un autre moins connu aujourd’hui qui fut, en son temps, considéré comme un chef-d’œuvre. « L’exposition de 1882 réunit plus de 200 œuvres, et aucune n’est plus admirée que Partie de bésigue de Caillebotte (1880) et Le Déjeuner des canotiers de Renoir (1880-1881) », note l’historienne de l’art Bridget Alsdorf dans le catalogue. « Presque identiques par leurs dimensions et présentant des compositions similaires, elles sont considérées par les critiques comme formant une paire. »Pourtant aujourd’hui le tableau de Renoir jouit d’une renommée incomparable. Cette participation triomphale marque le coup d’arrêt de sa carrière. Il s’agit en effet de sa dernière exposition avec les impressionnistes et d’une des dernières de sa vie. Six ans plus tard, il est invité à présenter ses œuvres à Bruxelles avec le groupe d’avant-garde Les Vingt. Mais son travail est étrangement mal compris et peu apprécié. La même année, il présente ses tableaux chez le marchand Paul Durand-Ruel, dans son ultime exposition.Il faudra attendre 1894 et son hommage posthume chez le même galeriste pour que ses œuvres soient à nouveau visibles avant qu’elles ne sortent des radars. « Après son décès, on ne voit quasiment plus son travail ; il n’est pratiquement plus exposé et très peu de tableaux sont alors conservés dans les musées. Il faut attendre les années 1960 pour que les institutions s’intéressent à lui et procèdent à des acquisitions », précise Paul Perrin. « Les premiers historiens de l’impressionnisme l’ont peu intégré à ce récit également, ce qui a ralenti sa reconnaissance. Il faut vraiment attendre l’après-guerre pour que les collections s’enrichissent et que des spécialistes s’intéressent à Caillebotte et organisent des expositions qui montrent l’étendue de son art. Tout ce mouvement de redécouverte culmine avec la rétrospective organisée pour le centenaire de sa disparition en 1994 qui est une révélation totale et un grand succès. Cela l’a vraiment installé comme l’un des grands peintres de la fin du XIXe siècle. Depuis, il y a eu d’autres expositions, d’autres ouvrages, mais pas tout à fait au même rythme que pour les autres impressionnistes qui sont malgré tout plus célébrés », ajoute le commissaire.
Ce relatif désamour s’explique sans doute en partie par la personnalité atypique de Caillebotte qui nourrit des centres d’intérêt différents de ceux de ses confrères. Alors que Monet, Cézanne, Renoir ou encore Degas se considèrent, et sont d’ailleurs considérés, comme des artistes à part entière, Caillebotte, lui, cultive d’autres passions, bien éloignées de la peinture. L’horticulture, les régates ainsi que les bateaux l’accaparent énormément. Grand navigateur, il est très impliqué dans le Cercle de la voile dont il est le vice-président. Outre ses fonctions administratives, il dessine et construit aussi des yachts. Par ailleurs, avec son frère Martial, il est un temps passionné par la philatélie. Ensemble, ils constituent même une collection de référence et publient dans des revues spécialisées au point d’être considérés comme des experts mondialement respectés. Nul doute que ses nombreux tropismes ont également participé à brouiller son image de grand artiste dans une historiographie qui aime les figures plus monolithiques.
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Gustave Caillebotte, le peintre derrière le mécène
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°779 du 1 octobre 2024, avec le titre suivant : Gustave Caillebotte, le peintre derrière le mécène