CHANTILLY
Le dessin de Chantilly a été soumis à une série d’analyses. Il pourrait être de la main de Léonard de Vinci, mais ne serait pas une version dénudée de la célèbre « Joconde ».
Chantilly. On l’appelle La Joconde nue. Mais cette femme représentée à mi-corps est-elle vraiment l’avatar dénudé du plus célèbre tableau du Louvre ? Et a-t-elle été réalisée par Léonard de Vinci ? Ce grand dessin au charbon de bois rehaussé de blanc a suscité nombre de questionnements depuis son acquisition en 1862 par le duc d’Aumale, qui lui avait réservé une place d’honneur dans son accrochage au château de Chantilly. Paradoxalement, cette œuvre n’avait encore jamais fait l’objet d’une étude scientifique approfondie. C’est aujourd’hui chose faite et le domaine de Chantilly en présente les résultats.
Ce dessin mis en exergue au sein de la salle du Jeu de paume – que de nombreux historiens de l’art du XXe siècle, Berenson en tête, ont pourtant considéré comme trop maladroit pour émaner de Léonard – pourrait bien être de la main du maître. La batterie d’examens effectués au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), parfaitement explicités au sein d’un parcours riche en vidéo et en photographies de laboratoire, a révélé que le clair-obscur en avait les qualités, mais que des restaurations très excessives avaient renforcé les traits et atténué les transitions lumineuses sur le buste, ce qui participe à durcir les contours de la chevelure, du visage et du drapé et à donner au corps un aspect lourd et plat. Sans compter un léger agrandissement des yeux qui crée un effet de strabisme. Il a également été observé à la réflectographie infrarouge un certain nombre de petites hachures parallèles de gaucher, habituelles chez Léonard, ainsi que de repentirs en plusieurs endroits, qui trahissent une œuvre de création et non une copie. On ne connaît aujourd’hui aucun tableau autographe de Léonard ayant pu découler de ce dessin qui est en fait un carton – une ébauche à échelle d’exécution destinée à être reproduit sur un autre support –, pour autant sont conservés plus d’une vingtaine de dessins et de peintures réalisés par des élèves ou des suiveurs qui ont exploité ce prototype.
Si l’exposition attribue à Léonard, ou en tout cas à un artiste de premier plan évoluant dans son atelier, la paternité du carton de Chantilly, restait encore à résoudre l’épineux mystère de la signification de l’œuvre. Qui est cette femme nue privée de tout accessoire ? On l’a parfois appelée Monna Vanna à partir de 1939 sans que Vincent Delieuvin, conservateur au Louvre et co-commissaire de l’exposition, ne s’explique véritablement pourquoi. C’est surtout sous le titre de Joconde nue qu’elle a été popularisée dès le XVIIe siècle. Il faut dire que la mise en scène de La Joconde et celle de la Joconde nue sont assez similaires et que certaines copies du dessin de Chantilly offrent le même type de paysage de montagnes et de plans d’eau que celui du tableau du Louvre, ce qui accentue le rapport entre les deux œuvres. Pourtant, il n’y a aucun lieu de penser qu’un même modèle ait pu poser pour les deux œuvres, comme le montre de manière très évocatrice la superposition de leurs deux images réalisée en laboratoire : les femmes représentées ne partagent ni le même physique ni la même position, si ce n’est au niveau des mains.
Selon Vincent Delieuvin, c’est plutôt le portrait d’une femme idéale qu’il faudrait voir dans cette figure. Sa coiffure, très proche de celle des sculptures romaines, notamment de la Vénus Capitoline, inviterait à reconnaître la déesse mythologique de l’amour. Mais la composition s’apparentant à celle d’un portrait profane, l’ambiguïté demeure et le cartel se fait prudent, titrant l’œuvre Femme nue dite La Joconde nue, résultat d’une longue tradition. L’œuvre conserve son mystère et il n’est pas impossible que sa multiplicité d’interprétations possibles ait été souhaitée par l’artiste.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : La « Joconde » mise à nue