La Tate Britain examine les nouvelles représentations du corps et de la figure humaine dans la peinture britannique d’après-guerre. Un regard sans concession à l’instar de celui de Francis Bacon et Lucian Freud.
Londres. All too human ? Humain, trop humain ? Le titre de l’exposition n’est pas seulement ambigu, mais également d’une généralité telle que l’on se demande quel est le véritable sujet de la manifestation londonienne, par ailleurs très efficace. Selon la commissaire, Elena Crippa, il s’agit de la contribution de la peinture britannique à l’invention de la nouvelle figure humaine après la Seconde Guerre mondiale. Thèse indiscutable, tant les travaux de Francis Bacon ou de Lucian Freud sont devenus des jalons dans ce domaine. Toutefois, si l’on peut admettre l’introduction de paysages urbains, pourquoi choisir ceux de Leon Kossoff, pratiquement dénués de figures humaines, à l’exception de Children’s Swimming Pool (1971) ?
Le parcours de l’exposition, qui s’ouvre sur quelques artistes étrangers à la Grande-Bretagne – Chaïm Soutine, Giacometti ou Paula Rego, une artiste portugaise –, remonte aux premières décennies du XXe siècle (Walter Richard Sickert, Stanley Spencer). Ainsi, William Coldstream, enseignant à la Slade School, réalise à l’aide d’une peinture relativement maigre, des nus avec une empathie un peu froide. À l’opposé, le traitement de David Bomberg, presque matiériste, prend toute sa puissance chez ses élèves, Leon Kossoff et Frank Auerbach, qui appliquent des couches de peinture très épaisse, modelant des personnages informes, à la limite de l’abstraction (Frank Auerbach, Head of Jake, 1997).
Plus loin, une exceptionnelle salle de Lucian Freud. Ici, les postures relâchées des modèles sont contredites par des compositions qui dégagent une tension impressionnante. Surtout, le corps se refuse à la moindre idéalisation et ne possède pas cette patine habituelle, ce vernis lisse et sensuel, promesse de plaisir esthétique et érotique à la fois. Pour la chair accidentée, heurtée, le peintre se sert de blancs de Krems (pigment lourd qui forme des grumeaux) et emploie de grands coups de pinceau, laissant sur la toile des traînées qui ressemblent à des dépôts de fibres tissulaires (Two women, 1992). La nudité est ici sans réserve, totale. Ces corps, qui semblent ne pas laisser échapper le moindre pore, le moindre poil, s’exhibent sans pudeur ni inhibition et déçoivent paradoxalement tout voyeurisme. Le spectateur ressent néanmoins un certain malaise, comme s’il jouait le rôle d’un intrus dans ces scènes où pourtant, tout est intégralement visible. Face au corps de l’homme allongé (David et Elli, 2003-2004) on songe à cet enfant dont parle Baudelaire dans Le peintre de la vie moderne: « Il assistait à la toilette de son père… et contemplait avec une stupeur mêlée de délices, les muscles du bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. » Suivent les magnifiques toiles de Bacon, où les corps, amputés, morcelés, se détachent sur des fonds de couleurs peints somptueusement, des quasi-monochromes. Curieusement, malgré (ou à cause) de la virtuosité extrême de Bacon, son impact émotionnel est moindre que celui de Freud. On pourrait penser que chez ce dernier les nus, usés, travaillés par le temps, nous sont familiers tandis que ceux de Bacon, effrayants et séduisants à la fois, n’appartiennent plus à la famille humaine.
Cependant, il n’y a pas que des stars dans l’exposition. Certes, on peut faire l’impasse sur Francis Newton Souza, une sorte de Bernard Buffet indien. Mais, la vraie découverte à la Tate – au moins pour un visiteur français – est l’œuvre formidable de Paula Rego. Ce sont des portraits de famille, mais quelle famille ! On se demande d’où sortent ces personnages, enfants nains aux corps et aux visages disgracieux, à l’expression obscène, adultes grimaçants aux gestes incongrus et aux poses en déséquilibre à peine tenables qui interdisent toute harmonie à ces représentations. Les scènes, tantôt sous un éclairage violent, tantôt des nocturnes, font penser au « mystère », ce théâtre médiéval mystique. On est entre Balthus et Beckmann, entre le théâtre de la cruauté et la cour des Miracles.
Une autre surprise est celle de l’œuvre de Jenny Saville. Reverse (2002-2003), présente une tête immense en plan serré. Le visage, les yeux grands ouverts, les lèvres saignantes, est manifestement blessé. Saville, comme Bacon, ne fait pas appel aux modèles et travaille d’après des photographies. Mais, dans son cas, il ne s’agit pas de connaissances ou d’amis mais d’images qu’elle repère dans des livres de médecine, venant essentiellement de la chirurgie plastique. Cette œuvre, diluée, vidée de toute substance, dégage une forme d’étrangeté, à l’instar de celle de Marlene Dumas.
Dans la même salle, sur laquelle s’achève la manifestation, trois autres femmes, avec des travaux moins remarquables. Toutes sont réunies sous l’étiquette « Identité, soi et représentation ». On pourrait soupçonner une légère concession au politiquement correct de la part des organisateurs, car on a du mal à comprendre pourquoi cette problématique incombe plus particulièrement au genre féminin. Quelques toiles de David Hockney, absent à Londres, ne feraient-elles pas aussi bien l’affaire ?
jusqu’au 27 août, Tate Britain, Millbank, Londres (Grande-Bretagne).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°504 du 22 juin 2018, avec le titre suivant : La fragilité humaine dans la peinture Britannique