Francis Bacon est disparu en 1992. Habité par la passion des sens, il a laissé un œuvre qui s’impose aujourd’hui comme la perception la plus exacerbée de notre condition humaine.
Ni beauté, ni laideur, juste l’inquiétude d’être vivant, à la limite de n’être plus là. La peinture de Francis Bacon est réaliste : l’humain qu’il peint est plus présent sur la toile que notre reflet dans un miroir.
Né en 1909 en Irlande, il est le peintre anglais le plus important du xxe siècle. Autodidacte figuratif alors que l’abstraction domine, exigeant au point de détruire un grand nombre de ses tableaux, boulimique de sensations variées à travers beuveries, orgies, prostitution, jeux d’argent, il laisse un œuvre à la fois évident et insaisissable.
Francis Bacon a seize ans. Son père le surprend essayant les sous-vêtements de sa mère. C’en est trop pour le « capitaine » Bacon, quinze ans de carrière dans l’armée britannique, éleveur et entraîneur de chevaux de courses dans sa propriété en Irlande. Le jeune homme doit quitter le foyer familial. Ses parents, de vieille tradition anglaise, revendiquent un lien de parenté avec le philosophe Francis Bacon. Le père avait auparavant confié l’éducation de ses enfants aux domestiques. Parfois, les palefreniers recevaient l’ordre de cravacher le jeune Francis pour l’endurcir. Asthmatique, souvent malade, l’enfant associe souffrance et jouissance. Il racontera plus tard avoir eu dès la puberté des relations sexuelles avec les palefreniers et n’avoir jamais douté de son homosexualité.
Il ne retournera pas en Irlande. Il arrive à Londres en 1925. Après avoir essayé divers métiers, vite abandonnés, il vit d’expédients, apprend à tirer profit de ses relations avec les hommes. Plus tard, évoquant cette période, il dira : « Je ne peux pas dire que j’avais ce qu’on appelle un grand sens moral quand j’étais jeune. La moralité est un luxe qui m’est venu avec l’âge. Je crois que je faisais n’importe quoi pour m’en sortir. » Inquiet, son père le confie à un oncle qui l’emmène à Berlin en 1927. Le Berlin de ces années d’après-guerre est la ville la moins conventionnelle d’Europe, toutes les licences y sont possibles. Bacon découvre également le Bauhaus, les peintres de la Nouvelle Objectivité et le film Le Cuirassé Potemkine. Puis, seul, il quitte Berlin pour la France.
Séjour en France
Il séjourne d’abord à Chantilly, et y découvre Le Massacre des innocents de Poussin. Il est fasciné par le cri de la femme du premier plan. Puis il s’installe dans un hôtel de Montparnasse jusqu’à la fin de 1928. Il décide d’apprendre le français. À dix-huit ans, Bacon se trouve confronté à ce qu’il y a de plus novateur en peinture. De l’exposition « Cent dessins par Picasso » à la galerie Rosenberg, il dira « ces dessins m’ont beaucoup frappé et après je me suis dit que peut-être je pourrais dessiner aussi » (cf. p. 23). Il voit également dans les galeries des œuvres de Soutine, De Chirico, Arp, Picabia, Juan Gris, Mondrian et observe le développement du mouvement surréaliste. Déjà, il s’intéresse aux revues d’art Cahiers d’art et Document que l’on retrouvera dans ses ateliers londoniens. Sans doute y a-t-il lu ce texte de Michel Leiris, qui deviendra un ami proche quarante ans plus tard : « Le masochisme, le sadisme et presque tous les vices, enfin, ne sont que des moyens de se sentir plus humains. »
Quand il rentre à Londres, il n’a que dix-neuf ans. Il se lance alors, avec succès, parallèlement à la peinture, dans des travaux de conception de meubles et d’architecture intérieure, d’un avant-gardisme remarqué par la revue The Studio en 1930. Plus tard le peintre n’aimera pas évoquer cette activité qui lui a certainement permis d’organiser son espace pictural.
Les années noires à Londres
Francis Bacon abandonne progressivement la décoration pour se consacrer de plus en plus à la peinture. Autodidacte, désarmé face aux problèmes techniques, il demande des conseils aux peintres qu’il croise. Sa rencontre avec Roy de Maistre, artiste cultivé, lui permet de faire de rapides progrès. Il organise avec lui une exposition dans son atelier où sont présentés des tapis, une estampe et des peintures. Mais la vie n’est pas facile. Sans ressources régulières, de meublés miteux en petites chambres d’hôtel, tout est bon pour se tirer d’affaires. À partir de 1931, il partage cette vie instable avec la gouvernante de son enfance. Ensemble, ils organisent des soirées clandestines où l’on joue et boit jusqu’au petit matin. Bacon peint encore, même s’il passe beaucoup de temps à autre chose.
Sa première crucifixion date de 1933. Il fait une exposition personnelle à la Transition Gallery l’année suivante et obtient un succès mitigé. Commence alors une période de découragement qui durera jusqu’en 1943. Il arrête pratiquement de peindre, détruit la quasi-totalité de ses peintures en 1942. Pendant la guerre, il s’engage dans la défense civile et participe aux opérations de secours auprès des blessés sous les bombardements de Londres.
À trente-cinq ans, Francis Bacon recommence à peindre. Il est quasiment inconnu hors de Soho. Mais tout change radicalement fin 1943. Aidé par son ami et mécène Eric Hall, il s’installe dans un superbe appartement-atelier, au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier, dans le quartier de South Kensington. Là commence sa véritable carrière de peintre.
Le peintre du paroxysme
Le portrait du pape Innocent X de Vélasquez, certaines toiles de Van Gogh sont le point de départ de nombreuses peintures de Bacon. La lecture d’Eschyle, de Shakespeare, d’Eliot, de Joyce et d’autres encore, est très importante. Il y trouve ce qu’il cherche à accomplir : unir tradition et modernité. Il se lie à cette époque avec les peintres Freud et Sutherland, déjà célèbres. La Hanover Gallery assure la diffusion de son œuvre à partir de 1949, jusqu’en 1958, date de sa première exposition à la galerie Marlborough.
Sa renommée internationale ne s’impose qu’au milieu des années 1950 avec de nombreuses expositions. Le peintre, toujours avide de jouissances extrêmes, voyage beaucoup. Il fait de longs séjours à Tanger et sur la côte d’Azur, loue un temps un atelier à Paris. Quand il est à Londres, il travaille tous les matins avec cette conviction que l’instant le plus dense doit être à la limite exacte de la rupture, juste avant de basculer dans le néant. Francis Bacon n’est pas un peintre de la provocation, mais du paroxysme. Ses tableaux entraînent les nerfs vers des territoires inexplorés, impossibles pour certains, fascinants pour d’autres, interrogation sans réponse, cristallisation d’un flux de vie. Jamais en paix, il arpente la ville jusque tard dans la nuit. Il meurt à Madrid le 28 avril 1992, veillé par deux sœurs de l’ordre des servantes de Marie.
À l’automne 1961, Francis Bacon loue une petite maison dans le quartier de South Kensington : deux chambres au-dessus d’un garage inutilisé. L’atelier devient rapidement un incroyable capharnaüm. Les documents s’entassent sur le sol : revues médicales, reproductions de tableaux... Les murs maculés de peintures se peuplent de photos : études du mouvement humain de Muybridge, le pape Innocent X punaisé entre Goebbels et Baudelaire par Nadar, corridas, autoportraits de Rembrandt. Le peintre part souvent d’une photographie pour commencer une toile. Espace organique dans lequel rien n’est prévisible, où tout peut arriver y compris « l’accident ». L’atelier est la matrice nécessaire à cette force si spécifique à la peinture de Bacon : « le réalisme paroxystique » (Michel Leiris).
Michael Peppiatt, Francis Bacon : anatomie d’une énigme, Flammarion, 2004, dont les citations sont extraites.
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Francis Bacon - L’empire des sens
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Abonnez-vous dès 1 €Georg Dyer est retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à Paris, la veille du vernissage de la grande rétrospective de Francis Bacon au Grand Palais en 1971. Cent huit toiles y sont montrées, dont quatorze portraits de Dyer. Ce tableau nous montre deux Dyer : l’un, le regard tourné vers l’extérieur de la toile, porte un costume ; une traînée de peinture blanche en rompt l’ordonnance classique. Treize mégots de cigarettes semblent suggérer le temps écoulé. L’autre, nu, le visage comme explosé, a quatre clous plantés dans le corps (allusion à saint Sébastien ?). La symétrie entre la jambe droite repliée de l’un et la jambe gauche repliée de l’autre, d’une part, l’ombre portée verte à droite de la toile et le fond vert derrière l’homme nu, créent des relations plastiques entre ces deux hommes. Le fond de la toile occupé par quatre plans monochromes, comme élément de décor très simple, est conçu pour mettre en valeur la présence humaine, qui seule importe vraiment.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°567 du 1 mars 2005, avec le titre suivant : Francis Bacon - L’empire des sens