En collaboration avec la Fondation Giacometti à Paris, la Fondation Beyeler confronte l’œuvre du peintre et celle du sculpteur dans un dialogue qui n’est pas toujours pertinent.
Bâle. L’affiche de la manifestation Bacon-Giacometti est saisissante. On y voit, côte à côte, le visage déformé de Francis Bacon (1909–1992), face à celui d’Alberto Giacometti (1901–1966) buriné, ascétique. Deux artistes que tout sépare, mais dont la production plastique partage une intensité exceptionnelle.
Comme toujours, la qualité des œuvres présentées à la Fondation Beyeler est exceptionnelle. D’autant plus que la collaboration avec la Fondation Giacometti permet de présenter une série de plâtres originaux jamais encore dévoilés au grand public. L’exposition s’ouvre sur une salle qui propose des documents sur les deux créateurs, parmi lesquels un beau tableau de la rue Hippolyte-Maindron, à Paris, où se trouvait l’atelier de l’artiste suisse.
Mais le véritable parcours commence par une rencontre étonnante : Le Nez (1947) de Giacometti et Tête VI (1949) de Bacon, réalisé d’après le Portrait d’Innocent X de Vélasquez. Il y a quelque chose d’insolite dans la confrontation entre un nez à rallonge, placé dans une structure rectangulaire en métal, qui pointe de façon inquiétante vers le spectateur et la tête du dignitaire, cloué à son siège derrière un rideau de zébrures, dont la bouche béante laisse échapper un cri étouffé. Ces œuvres, qui se situent à l’entrée de la section intitulée « Cage », ont en commun cet instrument spatial employé par les deux artistes. Situés au centre de la toile, redoublant le cadre, matérialisés par de simples arêtes géométriques, ces parallélépipèdes aux parois absentes, sont souvent le lieu « d’habitat » préféré des personnages de Bacon. Ses figures isolées les unes des autres, prostrées en silence, semblent enserrées dans des huis clos virtuels, que rien n’empêche de quitter. Giacometti, lui, place ou suspend (Boule suspendue, 1930) ses sculptures dans cet espace délimité, clos et ouvert à la fois. Isolés et frêles, par opposition à l’espace sans limites, ces personnages sont des représentations archétypales de la forme humaine et indifférentes à tout leur entourage.
Cependant, si cette partie de l’exposition qui met en rapport ces deux monstres de l’art moderne fonctionne parfaitement, alors la suite est plus problématique. Selon Catherine Grenier, co-commissaire de l’exposition avec Michael Peppiatt et Ulf Küster : « Il est un combat essentiel qui caractérise à la fois Giacometti et Bacon : la défense de la figuration et le refus qui en découle de se soumettre à l’abstraction dominante. » Et, la directrice de la Fondation Giacometti, ajoute que cette figuration se traduit par la présence de la figure humaine « inlassablement explorée, qui est le point nodal à partir duquel toute leur œuvre s’articule ». Sans doute, mais n’est-ce pas un dénominateur commun un peu trop général pour qu’il soit véritablement opérant ? Plus important encore, les différences dans la façon dont le corps, l’angoisse créatrice ou existentielle sont figurées par les deux artistes, permettent-elles des rapprochements visuels ?
Le chapitre « Vérité criante » – le titre dans le catalogue est « Silence et Cri » – montre les limites de cette mise en regard. Les personnages de Giacometti ne crient jamais. Enfermés dans un univers qu’on ne pénètre pas, refusant toute forme de dialogue comme tout échange de regards, ils s’ignorent, emprisonnés dans leur autisme. Chez Bacon, les êtres hybrides, condamnés à l’inconfort, assument mal leur corps et cherchent désespérément une solution pour le poser. Même sans paroles, on sent clairement une souffrance exprimée par ces figures, à l’épiderme rongé et la chair décomposée. Dans cet univers carcéral inhumain qui les condamne à l’impuissance, les individus sont exposés à la douleur, à la cruauté et à l’abjection.
Puis, avec « Portraits sans fin » on a effectivement droit à une longue série des portraits réalisés par Bacon dont le merveilleux Autoportrait de 1987, rarement montré, une image brouillée et évanescente, comme un visage de noyé. En face, les très nombreux petits portraits sculptés par Giacometti à partir de matières différentes et enfermés dans une vitrine (sécurité oblige) perdent une partie de leur impact.
Mais, c’est en pénétrant dans la salle principale de la Fondation qu’on ressent un véritable choc esthétique. Sous le titre un peu facile « Réalité humaine » sont réunies pratiquement deux expositions. Les personnages de Giacometti sont splendides, isolés au milieu de cette vaste pièce, pétrifiés dans leur « inachèvement ». Le corps, dorénavant, n’est plus l’objet du sacré ; la figure humaine, pétrie, tourmentée, parfois décharnée, n’est plus celle qui maîtrise le monde. Les triptyques monumentaux de Bacon aux figures malmenées, aux couples unis et désunis, aux formes organiques qui perdent leurs contours, aux voluptueux empâtements d’un pinceau lourdement chargé sont, eux aussi, magnifiques (Trois études de figures sur des lits, 1972). Peut-on parler d’un véritable dialogue ? La singularité de chacun de ces deux artistes semble empêcher cette possibilité. Il n’en reste pas moins que l’un et l’autre ne laissent jamais le spectateur indifférent.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°502 du 25 mai 2018, avec le titre suivant : Bacon et Giacometti en tÊTE À TÊte