Artiste portugaise installée à Londres, peu connue en France, Paula Rego contruit une peinture narrative animée de personnages burlesques parfois cruels.
Pénétrer dans l’atelier de Paula Rego, un loft spacieux situé dans un quartier populaire de Londres, aujourd’hui en pleine transformation, c’est pénétrer dans les coulisses d’un théâtre, arpenter une brocante. Contre le mur, une penderie où s’entassent des vêtements plus extravagants et démodés les uns que les autres, alentour, un invraisemblable bric-à-brac : mannequins, poupées, objets insolites ou hors d’usage, collectés on ne sait où. On ne se trouve pourtant pas dans une salle de vente de l’hôtel Drouot mais dans l’atelier d’une des artistes les plus en vogue au Royaume-Uni. Ce sont là autant d’oripeaux, d’accessoires, dont Paula Rego affuble ses modèles, qu’elle introduit dans ses compositions et reproduit ensuite fidèlement sur la toile, à la manière de Caravage. Contrastant avec la mise en scène sophistiquée, l’artifice de sa peinture, l’artiste est directe, spontanée, chaleureuse, intarissable même. Cette petite femme de soixante-huit ans, d’une prodigieuse vitalité, parle sans détour de son art et d’elle-même avec la plus grande simplicité.
Née en 1935 à Lisbonne, Paula Rego a passé son enfance et sa jeunesse entre le Portugal, empesé, traditionnel et patriarcal de Salazar et l’Angleterre où résidaient ses parents. Si elle s’établit définitivement à Londres en 1962, sa peinture conservera toujours un accent latin ou plutôt sera au croisement de la culture ibérique et anglo-saxonne. Peut-être est-ce précisément ce mélange qui déroute tant les Français, car la peintre célébrée aujourd’hui en Angleterre, au Portugal ou encore au Brésil reste quasiment inconnue dans notre pays. Seule une exposition consacrée à « L’École de Londres » organisée en 2001 au musée Maillol a permis de voir quatre de ses tableaux à Paris. On peut donc une fois de plus constater qu’en dépit des discours sur « le village global » et la mondialisation, l’art en général et la peinture en particulier ont beaucoup de mal à franchir les frontières. Les barrières du goût sont plus étanches qu’on l’imagine. Exposée en permanence à la Tate, montrée parfois dans des expositions temporaires à la National Gallery en regard des maîtres anciens, la peinture de Paula Rego a été généreusement achetée (vingt-six tableaux) par le prestigieux collectionneur Saatchi et figure en bonne place sur les cimaises de son nouveau lieu d’exposition sur la Left Bank, face au Parlement. Une peintre « classique » jouxtant les nombreuses installations de Damien Hirst, voilà une situation suffisamment incongrue pour attirer l’attention. Tel est bien le paradoxe Paula Rego : se retrouver sous les feux de la rampe en ayant toujours suivi sa propre voie, en pratiquant une peinture étrange et insolite.
Une peinture intemporelle et apatride
À ses débuts, au Portugal à la fin des années 1950, l’artiste s’inspire de l’art populaire de son pays, dans une veine satirique et truculente qui rappelle la peinture latino-américaine. Après s’être installée à Londres, elle adopte une manière informelle, déstructurée, dans un esprit proche du mouvement Cobra (Jorn, Appel, Corneille), avec parfois des formes évoquant des insectes qui rappellent Miró. Dans les années 1970, sous l’influence du Pop Art, les formes sont plus nettes, cernées, les couleurs plus acides, plus heurtées. L’artiste puise son inspiration dans les livres d’enfant et les bandes dessinées, et a recours au collage. Des personnages grossièrement stylisés font leur apparition. Toutefois l’apparente ingénuité de l’art populaire prend ici un tour à la fois burlesque et cruel.
Au cours des années 1980 Paula Rego va développer ce style propre et singulier, cette peinture narrative qui fera son succès. Des personnages dénaturés, essentiellement des femmes et des enfants, sortes de marionnettes perverses disposées dans un espace théâtral et construit. L’imagerie postromantique de la fin du xixe siècle comme celle de Gustave Doré, contes de fées et fables enfantines (Alice au pays des merveilles, Peter Pan) avec leur abondance de personnages et leur foisonnement de détails sont détournés sur un mode ironique et pervers. Dans les années 1990, Paula Rego va dépouiller ses saynètes de tout décor anecdotique au profit de l’expressivité des personnages. La série des Femmes Chiens de 1994 est saisissante de férocité ; elle met en scène des femmes assises, agenouillées ou allongées d’où émane une sauvage animalité. La bestialité incarnée dans une femme suscite un profond malaise ; des femmes prostrées, hagardes, dont le visage vide de toute humanité exprime seulement une rage rentrée, une violence contenue, prête à se déchaîner à tout instant.
Avec les Autruches dansantes, pastels de 1995, inspirées par le ballet Fantasia de Walt Disney c’est le kitsch hollywoodien qui est subverti sur un ton grinçant. Ballet monstrueux où des femmes à la lourde anatomie, presque androgynes, vêtues de robes en tulle noir évoluent en désordre, de manière disgracieuse. Degas mis en abyme ! Un sabbat de sorcières mais sans aucun accessoire pittoresque, fantastique ou onirique. Plutôt une insoutenable vulgarité qui, par le réalisme et la précision scénographique, ne laisse aucune place à la distanciation de bon aloi. Nous sommes ici à mille lieues du mauvais goût ludique et mondain à la Jeff Koons qui joue sur une puérilité clinquante. Chez Paula Rego, la dérision a toujours les traits du sarcasme et le goût âpre de la morbidité ou, si
l’on préfère, la noirceur et la cruauté ibériques sont habillées par la loufoquerie et le non-sens britanniques.
Si Paula Rego fait référence à l’art du passé – on songe à la fois aux livres illustrés du XIXe siècle et à Goya –, elle ne recourt jamais à la citation, ni ne tombe dans le pastiche. De fait sa peinture est intemporelle comme elle est apatride. C’est par pure commodité qu’on la rattache à « l’école de Londres », classification que d’ailleurs elle récuse. S’il fallait à tout prix établir une parenté, c’est davantage du côté de Gérard Garouste et de sa peinture narrative qu’il faudrait la rechercher. Raison supplémentaire pour permettre enfin au public français de découvrir une œuvre puissante, provocante et originale.
Paula Rego expose à la galerie Marlborough Fine Art, LONDRES, 6 Albemark Street, tél. 44 020 76 29 51 61.
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Paula Rego, noirceur ibérique et humour anglais
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Paula Rego, noirceur ibérique et humour anglais