XXE SIÈCLE

Le féminisme selon Paula Rego

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2024 - 726 mots

Le caractère cru, et cruel, de la figuration de la peintre d’origine portugaise est déployé au Kunstmuseum de Bâle.
Bâle (Suisse). Les visiteurs sont avertis : l’exposition du Kunstmuseum contient certaines images abordant des thèmes sensibles. On comprend cette prudence, voire cette frilosité, venant des commissaires – Eva Reifert, conservatrice, assistée de Jasper Warzecha et de Noemi Scherrer –, tant l’univers terrifiant de Paula Rego (1935-2022) est profondément dérangeant et singulier. Non que son œuvre soit totalement isolée. Çà et là, on pense aux figures torturées de Francis Bacon ou au réalisme sans concession de Lucian Freud ; d’origine portugaise, Rego a fait ses études et évolué en Grande-Bretagne. Par endroits, comme chez Balthus, ses personnages, surtout les enfants, mi-marionnettes, mi-êtres grotesques, sont dotés de corps rigidifiés par une géométrie secrète.

Toutefois, bien que Rego partage avec ses pairs une figuration crue, son œuvre, sombre et tragique, traite souvent de thèmes politiques, au sens large du terme. L’exemple le plus frappant est la série de pastels et gravures « Sans titre » (1998-1999), réalisée au moment d’un référendum sur un projet de loi visant à libéraliser l’avortement dans son pays natal. Ces images, qui illustrent l’angoisse physique et psychologique de femmes en souffrance, ont été utilisées durant la seconde campagne, en 2007, qui a abouti à la légalisation de l’avortement au Portugal. D’autres œuvres dénoncent le passé colonial du pays ou la dictature de Salazar, qui dura quarante ans.
Impression d’inquiétante étrangeté
Au-delà de ces exemples concrets, l’enjeu principal de Rego est celui des jeux de pouvoir, d’où le titre de l’exposition bâloise. « Mes sujets favoris sont les jeux de pouvoir et les hiérarchies. Je veux tout changer, chambouler l’ordre établi, remplacer les héroïnes et les idiots », déclare-t-elle dans un texte publié dans le catalogue. Elle puise d’abord dans les contes d’enfants, tels Blanche-Neige ou Pinocchio, ces lieux communs de notre imaginaire. Sujet principal de la belle exposition présentée au Musée de l’Orangerie à Paris en 2018, ces contes prétendument innocents ont pris place à Bâle, dans un espace plus vaste. Les enfants seraient bien étonnés de se retrouver face à un Pinocchio nu comme un ver, en compagnie d’une fée penchée vers lui (La fée bleue chuchote à l’oreille de Pinocchio, 1995) ou en compagnie d’une Blanche-Neige vieillie, assise en déséquilibre sur un cheval (Snow White on the Prince’s Horse, 1996). Rego est lectrice de Bruno Bettelheim, le psychanalyste qui a démonté les mécanismes psychiques qui régissent ces contes.

Cependant, partout dans son œuvre, c’est la guerre des sexes et la condition de la femme qui mobilisent l’artiste. Mais les images acérées qu’elle produit ne sont pas des déclarations féministes univoques. Son œuvre est une lutte contre les clichés entourant le genre féminin. Ambiguës, ces représentations rejettent toute séduction et ne cherchent en rien à flatter le regard masculin. Agressifs ou indifférents, ces personnages à la peau rugueuse, musclés, massifs – presque androgynes – prennent des poses bien éloignées de la représentation gracieuse, habituellement réservée aux femmes dans l’art. C’est probablement avec l’image du ballet, inspirée par le célèbre film de Disney Fantasia, que les gestes brutaux et violents des danseuses expriment avec férocité l’aspect parfois affrété de cette activité sophistiquée (Dancing Ostriches from Disney’s « Fantasia », 1995).

N’épargnant personne, Rego applique le même traitement à elle-même. Avec The Artist in the Studio (1993), elle domine le lieu et adopte une posture caractéristique des créateurs masculins. Plus tragiques sont les pastels datant de la fin de sa vie ; l’artiste ne cache ni le travail du temps ni les blessures sur son visage, résultat de chutes successives. Ses proches ne sont pas davantage idéalisés. Même lorsqu’il s’agit de sa famille, le lien qui unit les enfants et les parents apparaît comme une forme de violence contenue et menaçante à la fois (The Family, 1988, [voir ill.]). Rarement le vocable freudien d’« inquiétante étrangeté », ou « inquiétante familiarité », n’aura trouvé meilleure illustration. Plus sauvages encore sont les rapprochements avec le monde animal : un homme allongé sur le dos en train de se métamorphoser (en insecte ?) (Metamorphosing after Kafka, 2002), ou ce dessin macabre de quatre fillettes jouant avec un chien (Four Girls Playing with a Dog, 1987). Les récits mis en scène par Rego, qui forment un théâtre de la cruauté chargé de sous-entendus sexuels, échappent à toute explication rationnelle. En toute logique, car peut-on traduire des rêves ou des cauchemars ?
Paula Rego, jeux de pouvoir,
jusqu’au 2 février 2025, Kunstmuseum, St. Alban-Graben 8, Bâle, Suisse.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Le féminisme selon Paula Rego

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