Grinçante et cruelle, sa peinture figurative s’adresse à nos tripes davantage qu’à notre intellect. Est-ce la raison pour laquelle l’artiste, 83 ans, a été si longtemps ignorée des musées français ? Le Musée de l’Orangerie lui consacre une exposition.
Au Portugal, c’est une star. C’est elle, Paula Rego, qui a réalisé, en 2005, le portrait officiel de Jorge Sampaio, président de la République de 1996 à 2006, que l’on peut voir dans le musée qui jouxte la résidence officielle du président de la République, dans le quartier de Belém, à Lisbonne. Elle qui a été sollicitée pour peindre, en 2002, une série de huit petits tableaux sur la vie de la Vierge qui ont pris place dans la chapelle Notre-Dame de Bethléem du palais de la Présidence. Fait rare pour un peintre, un musée a été bâti de son vivant en son honneur, en 2009, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Lisbonne, à Cascais, une station balnéaire cosmopolite chic. Le bâtiment, conçu par l’architecte Eduardo Souto de Moura, Pritzker Prize 2011, dresse ses deux tours pyramidales ocre rouge dans le ciel bleu roi de cette ville littorale.
Son musée se nomme Casa das Histórias Paula Rego. Depuis plus de cinquante ans, l’artiste raconte, dans ses tableaux, dessins et gravures, des histoires violentes et cruelles inspirées de son enfance au Portugal. Des anges ailés dévorent des enfants, une petite fille se fait violemment tirer l’oreille par son odieuse belle-mère, deux voisins pêchent au-dessus d’une rivière couleur sang, un chat immense et menaçant retient entre ses griffes un petit bonhomme à l’air hagard. Bienvenu dans le petit monde grinçant de Paula Rego. Cet été, l’exposition temporaire de la Casa das Histórias mettait en avant ses œuvres inspirées des contes populaires et contes de fées. Les visiteurs ont pu y découvrir quelques-uns de ses « drames costumés » qui trahissent l’influence de grands maîtres anciens, de Murillo à Rembrandt en passant par Velázquez, ses grands pastels poignants comme Blanche-Neigeet sa belle-mère (1995) dépeignant les humiliations subies par une jeune fille aux traits durs dont la belle-mère inspecte le fond de culotte ou le triptyque de L’Homme oreiller (2004) contant l’histoire d’une jeune fille d’Estoril qui prétendait être Jésus : elle fut crucifiée et enterrée vivante par ses parents adoptifs.
Ces œuvres dérangeantes et ambivalentes, associant haine et amour, attraction et répulsion, inspirées des contes de Grimm, des romans de la comtesse de Ségur, de Lewis Carroll, de Charlotte Brontë et des contes portugais, renouent avec la grande tradition illustrative des Goya, Daumier, Doré et Redon. « Ses figures aux gestes un peu mécaniques et au naturalisme bizarre, plantées dans un décor feutré et cossu, évoquent l’univers de Balthus », souligne Cécile Debray, commissaire de l’exposition à l’Orangerie, qui établit un parallèle entre l’œuvre de Paula Rego et Le Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud.
L’attachement des Portugais à la figure de Paula Rego remonte à ses tableaux des années 1960-1970 dénonçant les abus de pouvoir, défiant les institutions politiques et familiales et épinglant la dictature comme Salazar vomissant la patrie (1960) conservé au Centre Gulbenkian de Lisbonne. Il tient aussi à ses engagements sociétaux progressistes. Ses tableaux comme La Future Mariée (1994), évoquant mariages forcés et nuits de noces aux allures de viol, ou sa série sur les mutilations génitales « dénoncent la violence physique à laquelle sont soumises tant de jeunes femmes », observe Maria Arlete Alves da Silva, qui est sa galeriste lisboète depuis les années 1960. Sa série sur l’avortement de 1998-1999, exposée à la Fondation Gulbenkian en 2007, aurait eu, selon Jorge Sampaio, un impact considérable sur les résultats du référendum du 11 février 2007 qui a approuvé à 59,3 % la légalisation de l’avortement au Portugal.« J’ai utilisé le seul pouvoir en ma possession, le dessin, pour faire sortir de l’ombre des questions touchant à la condition féminine, souligne Paula Rego. J’ai tenté de peser, au Portugal, sur les résultats de la campagne en faveur de l’avortement, car je trouvais cruel d’empêcher les femmes d’avorter en toute sécurité. »
Aucune femme ne serait allée si loin dans la dénonciation des sévices imposés au corps des femmes, selon Marie-Laure Bernadac, conservateur général honoraire, qui évoque ses tableaux qui puisent « à la fois dans la culture portugaise et dans la culture anglaise » alliant « la noirceur ibérique à l’humour anglais ». Plus récemment, sa série poignante, montrée au printemps 2017 à Londres à la Marlborough Gallery, qui révélait les dépressions successives dont elle a souffert, a permis de lever un tabou au Portugal. « Elle est beaucoup plus qu’une femme peintre, ici dans la péninsule. Elle incarne une voix forte et libre. Elle dit les choses que les Portugais ne veulent pas dire, ou n’osent pas dire », insiste son fils Nick Willing, rencontré à Cascais.
Célébrée au Portugal, elle l’est aussi en Grande-Bretagne, son pays d’accueil depuis plus de cinquante ans. Son talent est salué tant par Nicholas Serota, ancien directeur des musées de la Tate, aujourd’hui président de l’Art Council England, qui la décrit comme une « figure majeure de la scène contemporaine », que par le critique d’art et écrivain Robert Hughes, décédé en 2012, qui voyait en elle « la peintre vivante qui a su le mieux rendre compte de la condition féminine ». Marco Livingstone, historien d’art et commissaire d’expositions indépendant, loue, quant à lui, ses tableaux des vingt dernières années « qui, par la densité de leurs couleurs, leur présence physique et le traitement volumétrique du corps humain et des objets inanimés, s’inscrivent incontestablement dans la grande tradition de la peinture ».
Nick Willing, qui lui a consacré un documentaire, Paula Rego,Secrets&Stories, diffusé sur les écrans britanniques et portugais en 2017, décrit une femme secrète, timide, une femme beaucoup plus courageuse, souligne-t-il, dans son travail de peintre dans lequel elle prend des risques que dans sa vie personnelle. « Elle ne s’oppose pas verbalement, et ne tient pas tête à ceux qui la contredisent. Elle dit à chacun ce qu’il veut entendre », nous confiait-il cet été, à Cascais, l’air désolé. Les journalistes qui l’ont rencontrée brocardent ses sourires vagues, ses réponses évasives et les côtés enfantins de cette femme qui se passionne pour EastEnders, une série télévisée britannique. C’est pourtant une femme cultivée. Jeune, elle s’est frottée aux écrits de Simone de Beauvoir, s’est délectée de ceux d’Henry Miller, avant de s’attaquer, dans les années 1970, aux ouvrages de Bruno Bettelheim et de Marie-Louise von Franz sur la psychanalyse des contes de fées. Aujourd’hui, elle lit plus volontiers de la poésie, des poètes britanniques, surtout W. H. Auden.
Ses autres enfants évoquent une mère absente qui dissimulait ses tendances dépressives en se retranchant dans son atelier tout en prenant soin de maintenir une distance avec eux. Aujourd’hui comme hier, Paula Rego n’aime rien tant que s’enfermer, aux côtés de son assistante Lila Nunes, dans son atelier de Kentish Town, au nord de Londres. Le visiteur découvre dans son antre, sa caverne d’Ali Baba, un monde fantastique peuplé de masques grotesques en papier mâché, de poupées, de mannequins effrayants rembourrés de laine, de costumes de théâtre et une multitude de pastels rangés dans un chariot.
« Obéissance et défiance », ces deux adjectifs empruntés au titre d’une exposition monographique itinérante qui lui sera consacrée au printemps-été 2019 au Royaume-Uni, à Milton Keynes puis à Edimbourg, traduisent les tiraillements intérieurs qui sont ceux de Paula Rego. « Je peins pour donner un visage à la terreur », soutenait la jeune peintre, en 1966, dans une interview accordée lors de sa première exposition personnelle à Lisbonne.
Fille unique, Paula Rego naît en 1935 dans un Portugal rural, encore ancré dans un monde immémorial. Elle grandit dans une famille bourgeoise très préoccupée par l’étiquette et les bonnes manières, entre une mère avec laquelle elle ne s’entend pas bien et un père, ingénieur électricien, doux et dépressif, qui saura néanmoins la soutenir et la guider. Enfant craintive et peureuse, elle se réfugie très tôt dans le monde imaginaire des contes et légendes portugais que lui racontent, le soir venu, sa grand-mère et son père. Un univers, sombre et violent, qu’elle reproduit dans ses dessins d’enfant et qui imprègne, aujourd’hui encore, ses peintures.
Après des études secondaires à la Grove School dans le Kent, elle intègre, à Londres la Slade School of Fine Art. Elle y rencontre en 1952 son futur mari, le peintre Victor Willing, un intellectuel séduisant proche de Francis Bacon et de David Sylvester, auquel elle ne s’opposera jamais. Elle l’épouse en 1959 au Portugal, où naissent ses trois enfants et où ils vivent plusieurs années à Ericeira, dans une propriété familiale, avant de s’installer définitivement à Londres en 1972.
Soumise et disciplinée dans la sphère familiale et professionnelle, sa défiance, sa verve critique et ses colères féroces éclatent dans ses tableaux des années 1960 et 1970 – où les allusions sexuelles sont omniprésentes – influencés par les surréalistes et l’œuvre de Jean Dubuffet. Elle connaît le succès la cinquantaine venue, à partir de 1988, date de l’exposition que lui consacre la Serpentine Gallery, quelques mois après la disparition de son mari. Les intrigues, trahisons, drames humains et violences domestiques, sont transcrits dans des peintures à l’atmosphère lourde, dont les héros sont parfois des animaux comme dans sa série Deux Filles et le Chienévoquant de manière ambivalente la longue maladie de son mari.
« Ses tableaux témoignent d’une indubitable maîtrise technique de la couleur, de la ligne et de la forme, de la composition et de l’espace », insiste Marco Livingstone. « Mais ces talents ne serviraient à rien si Rego ne parvenait pas à nous entraîner au-delà de l’art pour nous faire réfléchir sur la vie elle-même », poursuit celui qui a été le commissaire, en 2007 à Madrid, d’une grande rétrospective Paula Rego au Musée Reina Sofia. Nous faire réfléchir sur la vie, mais aussi nous aider, comme elle le fait, à dépasser les stéréotypes et à ébranler nos certitudes.
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Paula Rego entre obéissance et défiance
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°716 du 1 octobre 2018, avec le titre suivant : Paula Rego entre obéissance et défiance