Rétrospective, l’exposition que consacre à partir du 8 avril le Centre Pompidou à Vassily Kandinsky est l’occasion de revoir le parcours d’un artiste, doublé d’un théoricien, qui a libéré la peinture en s’appuyant sur la musique.
De la musique avant toute chose,/Et pour cela préfère l’Impair… », proclamait en son temps Verlaine dans son Art poétique composé en 1874, mais publié seulement dix ans plus tard. Parce qu’il était soucieux de rester indépendant, le poète minimisa par suite l’importance de ce qui parut alors comme un manifeste symboliste et déclara que ce n’était « qu’une chanson après tout ». En vérité, il ne voulait pas faire école. « De la musique avant toute chose… » : Vassily Kandinsky (Moscou, 1866-Neuilly-sur-Seine, 1944) aurait pu faire sienne la formule de son aîné tant il était passionné par cet art sur lequel il s’est appuyé pour échafauder les termes d’une esthétique nouvelle, à l’écart de toute considération de sujet. Si, à l’instar du poète, le peintre en a élaboré toute une théorie, publiant à deux reprises des ouvrages essentiels qui ouvrent un nouveau chapitre de l’histoire de l’art, à la différence de Verlaine, Kandinsky s’est appliqué à faire école. En enseignant, notamment.
L’année même où il exécute Avec l’arc noir, une huile sur toile de 1912 qui est souvent considérée comme la première peinture abstraite – même si telle affirmation est toujours par trop catégorique –, l’artiste publie Über das Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei. Postdaté en réalité d’une année, l’ouvrage de Kandinsky signé de 1911 connaît un succès considérable – trois éditions se succèdent jusqu’en 1930 – et il ne tarde pas à passer à la postérité comme « la » référence en matière d’analyse sur le bien-fondé conceptuel de la peinture abstraite. Il ne sera toutefois traduit et publié en français qu’en 1949 sous le titre Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier.
Le mythe fondateur…
Par-delà toutes les querelles d’historiens, de biographes et de critiques quant à la paternité de celui qui aurait « inventé » l’abstraction – comme on le dit dans la langue juridique –, force est d’observer que Kandinsky est le premier à en avoir énoncé une théorie claire et pertinente. Sans cesse rapportées, les trois anecdotes qui ponctuent le développement de sa pensée n’en sont pas moins fortes de significations.
En 1889, alors qu’il fait un voyage d’études sur le droit des paysans dans la région de Vologda, Kandinsky qui ne se destine pas encore à une carrière artistique découvre la force d’expression de la peinture populaire qui envahit du sol au plafond les maisons où il est accueilli ; il dit avoir eu alors l’impression de « vivre dans un tableau ». Six ans plus tard, songeant à devenir artiste, il tombe en arrêt devant une série de « meules » de Claude Monet lors d’une exposition d’art français à Moscou ; il racontera plus tard comment cela l’amena à prendre conscience que « l’objet employé dans l’œuvre, en tant qu’élément indispensable, perdit de l’importance ». Enfin, un soir à Munich, au début du siècle, Kandinsky rentre dans son atelier et découvre un tableau au mur qu’il ne reconnaît pas et qui brille « d’un rayon intérieur » : or c’est une de ses peintures que quelqu’un a accrochée à l’envers. N’y voyant « que des formes et des couleurs », la teneur du tableau lui restant « incompréhensible », le peintre réalise combien les objets nuisaient à sa peinture. Le choc est considérable. « Un abîme effrayant s’ouvrait sous mes pas, tandis qu’en même temps s’offraient à moi une abondance de possibilités et toutes sortes d’interrogations pleines de responsabilités et la plus importante de toutes : qu’est-ce qui doit remplacer l’objet ? »
Toute sa vie Kandinsky n’a eu de cesse d’en appeler à la musique. Si, dès sa plus tendre enfance, il a suivi non seulement des cours de dessin, mais aussi de solfège, c’est surtout la rencontre qu’il fait au début du siècle de Gabriele Münter, peintre et musicienne avec laquelle il partagera dix ans de sa vie, qui agira de façon déterminante dans sa passion pour cet art de l’immatériel qu’il jalouse. « Pour l’artiste créateur qui veut et qui doit exprimer son univers intérieur, l’imitation, même la plus réussie, des choses de la nature ne peut être un but en soi. Et il envie l’aisance, la facilité avec lesquelles l’art le plus immatériel, la musique, y parvient. » Tout est dit. En proie à toutes sortes d’interrogations par rapport à ce qui peut « remplacer l’objet », Kandinsky se tourne vers cet art afin de trouver dans le sien des procédés similaires qui lui permettent de rendre la peinture aussi libre d’exprimer l’univers intérieur que l’est la musique.
Le glissement vers l’abstraction
Dans cette période d’une extrême tension créatrice, Vassily Kandinsky développe notamment deux séries de peintures dont les titres à eux seuls en disent long sur ses recherches. De 1909 à 1915, le peintre décline en effet une série de trente-cinq toiles baptisées Improvisation, chacune suivie d’un numéro d’ordre, auxquelles il adjoint une série de sept grandes Compositions, pareillement numérotées.
Cet ensemble est l’occasion pour l’artiste de prendre petit à petit ses distances d’avec le réel. S’il est encore possible dans les toutes premières peintures d’y repérer une figure de cavalier, des personnages, des arbres ou une bâtisse, comme dans Improvisation 3 (1909), certaines formes aux allures de simples taches ne sont plus du tout identifiables. Au fil du temps, il deviendra de plus en plus difficile de déceler des éléments figuratifs, sinon des formes en cours de dissolution, comme dans Improvisation 20 (1911) où l’on peut à peine deviner la silhouette de deux chevaux.
La réflexion esthétique que développe Kandinsky s’appuie sur trois principes directeurs : c’est le vouloir du peintre qui doit dominer ; l’œuvre se doit d’être en quelque sorte une force prophétique d’éveil ; le rôle de l’artiste est celui de guide spirituel. Le but de la peinture est de devenir un art pur qui parle d’âme à âme sans l’intermédiaire d’un sujet, parce que celui-ci est obstacle, frein, dérive. L’abandon du sujet est donc la condition sine qua non de l’avènement de la nouvelle peinture à laquelle il aspire. Le saut qualitatif qu’il fait à partir de 1912 de ne plus en appeler au réel situe l’œuvre abstraite dans la pleine conscience de son abstraction. C’est une démarche conceptuelle, délibérée et novatrice. « De là, en peinture, écrit Kandinsky dès 1911, l’actuelle recherche du rythme, de
la construction abstraite, mathématique et aussi la valeur qu’on attribue aujourd’hui à la répétition des
tons colorés, au dynamisme de la couleur. »
La référence à la musique
Fugue (1914), Tableau sur fond clair (1916), Ovale rouge (1920), Cercle bleu (1922), Accent en rose (1926), Léger (1930), Mouvement I (1935)… dès lors qu’il est entré en abstraction, les titres des tableaux de Kandinsky renvoient à tout un vocabulaire de mots qui empruntent à des entités de nature tant musicale que physique. Il y est question d’harmonie, de contraste, de sonorité, de trame, etc. Autant de qualités plastiques qui fondent l’enseignement que Kandinsky dispensera au Bauhaus à Weimar à partir de 1922, puis à Dessau jusqu’en 1933 et dont il développera les applications pratiques dans Punkt und Linie zu Fläche. Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente, paru en 1926 (publié en français en 1970 sous le titre : Point-Ligne-Plan : contribution à l’analyse des éléments picturaux), tout en élaborant une œuvre aux constructions plus rigides et aux tons plus froids. « La composition qui se fonde sur l’harmonie est un accord de formes colorées et dessinées qui, comme telles, ont une existence indépendante […] constituant, dans la communauté qui en résulte, un tout appelé “tableau”… », écrit-il dans cet ouvrage comme pour mieux insister sur le rôle essentiel de la couleur et de son orchestration.
Si, dès 1908, Kandinsky travaille avec le compositeur Thomas Van Hartmann pour Daphnis et Chloé et Sonorité jaune, il entretient dès le début des années 1910 une relation épistolaire suivie avec Arnold Schönberg dont il devient par la suite l’ami. En 1931, le peintre reçoit commande d’une décoration murale en céramique d’une salle de musique pour la « Deustche Bauaustellung » de Berlin, « Exposition des constructeurs allemands », organisée sous la direction de Mies Van der Rohe. Détruite après l’exposition, elle a été reconstituée en 1975 d’après les maquettes conservées au Musée national d’art moderne. Désigné du nom de Salon de musique, c’est l’une des réalisations majeures de Kandinsky et le point d’orgue de son esthétique picturale. Installé aujourd’hui au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, le Salon de musique répond au désir de l’artiste de créer un environnement habitable possédant des qualités plastiques, harmonieuses et spirituelles identiques à celles de ses tableaux.
L’exposition retrace l’histoire de 35 ans de création
Mettre en valeur la contribution de Kandinsky à l’avènement de l’art moderne, versant abstraction : tel est l’objectif de l’exposition rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou. S’il y a près de cent ans que la question abstraite a été clairement posée, en voilà vingt-cinq qu’une exposition de cette envergure consacrée au peintre n’avait eu lieu. C’est donc l’occasion pour toute une génération de prendre la mesure d’une démarche qui, si elle n’est pas repérée par certaines œuvres dont les titres nous sont familiers, vaut justement par la force de sa trajectoire conceptuelle. Celle de l’invention d’un art qui ne s’appuie plus sur le réel et qui a exploité ses propres moyens d’expression.
Des peintures, des aquarelles, des documents…
Faite en collaboration avec la Städtische Galerie de Munich et le Guggenheim Museum de New York, l’exposition Kandinsky balaie quelque trente-cinq ans de création, rythmée par les différents lieux de séjour de l’artiste correspondant aux différentes phases de sa création. Elle raconte l’aventure d’une œuvre qui naît dans l’expressionnisme coloré des premières années du siècle pour se libérer définitivement du sujet et instruire les termes d’une nouvelle esthétique en phase avec un monde en perpétuelle transformation.
Avec une centaine de peintures très importantes auxquelles s’ajoute tout un lot d’aquarelles et de manuscrits, l’exposition parisienne témoigne de la permanente fraîcheur d’invention d’une œuvre qui a non seulement marqué l’histoire de son temps, mais remis en question celle de l’art dans ses fondements et ses conventions.
Repères
1866
Naissance à Moscou.
1897
Étudie la peinture à Munich.
1902
Voyage en Europe.
1906
S’installe à Paris.
1911
Crée avec Franz Marc le Blaue Reiter et publie Du spirituel dans l’art.
1914
Sujet du tsar, il est obligé de rentrer en Russie à cause de la guerre.
1922
Enseigne au Bauhaus.
1926
Publie Point-Ligne-Plan.
1928
Obtient la nationalité allemande.
1929
Première exposition à Paris.
1933
Fermeture de l’école du Bauhaus. Rejoint Neuilly-sur-Seine.
1939
Obtient la nationalité française.
1944
Décède à Neuilly-sur-Seine.
Informations pratiques. « Kandinsky » du 8 avril au 10 août 2009. Centre Pompidou, Paris. Tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h. 12 et 8 euros. www.centrepompidou.fr
Le catalogue. Sous la dir. de C. Derouet et A. Weißbach, Kandinsky, Éditions du Centre Pompidou, 360 p., 240 ill. couleurs, 44,90 euros.
L’avant-garde russe à Londres. La Tate Modern consacre jusqu’au 27 mai une exposition à l’avant-garde russe : « Rodtchenko et Popova : définir le constructivisme ». Courant important de l’abstraction, il se développe en Russie à partir de 1913. Les artistes prônent une déconstruction de la forme afin d’exclure tout référent au réel. Des prémices (avec Kandinsky) à la dissolution du courant dans les années 1930, l’exposition propose un parcours à travers des œuvres datées de 1917 à 1925 [lire L’œil n° 611]. www.tate.org.uk/modern
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°612 du 1 avril 2009, avec le titre suivant : Kandinsky, de la musique dans la peinture, en particulier