Le Centre Pompidou présente une rétrospective de Jean-Luc Moulène qui, dans l’esprit de l’artiste, se veut prospective.
Au Centre Pompidou, à Paris, Jean-Luc Moulène propose un nouveau corpus de sculptures engageant corporalité et espace commun.
Votre exposition est présentée comme une « rétrospective de protocoles ». Qu’est-ce qu’un protocole ?
J’ai refusé de faire une rétrospective car j’avais plutôt l’idée d’une « rétro-prospective », car si ce n’est pas prospectif cela ne m’intéresse pas. Il fallait donc que je trouve un argument pour convaincre le Centre Pompidou et j’ai avancé l’idée des « protocoles », qui ne sont jamais que les modalités, les vitesses. Dans le cas présent il s’agit surtout de la vitesse de la pensée, de son énergie abstraite qui rencontre une matière qui la fige ; ce ne sont pas des choses au sens raisonnable, qui s’exprimeraient par a b = c. Au lieu de faire du corps l’enjeu de la représentation, le corps sert de relais interprétatif. J’ai inversé le rapport : le corps n’est plus ce qui est remis en question, c’est ce sur quoi je m’appuie formellement pour dégager des vitesses de pensée.
Cette exposition est pourtant très « genrée »…
Ce que vous dites m’intéresse car pendant la conception de l’exposition je disais : « je milite ici pour la multiplication des genres, car deux ne me suffisent pas » ; ni deux ni les intermédiaires.
Par extension le corps rencontre le corps social, or une grande sculpture en béton (No, no, no, 2016) est présentée dans cette galerie ouverte sur la rue qui induit une forte contingence urbaine…
Oui, cet espace commun est justement l’objet même de mon investigation. Et j’ai essayé d’avoir le même type d’exposition, aussi bien dedans que dehors. C’est-à-dire que dans l’espace de la rue vous avez aussi bien des objets qu’une scène ; en tout cas on est presque dans une forme classique du fond et de la figure en équilibre, entre voitures, vélos, plots, signes, boutiques, etc. J’ai donc essayé de construire l’intérieur de la salle de la même manière, et comme c’est ouvert vous avez la possibilité de comparer. C’est pourquoi les deux œuvres qui organisent complètement l’espace sont cette pièce en béton et la grande sculpture rouge et bleue (Biface, 2016) : minéral et carrosserie ! Et au milieu, directement posés au sol, circulent des objets qui sont à la taille d’un buste, et sont donc les passants tout simplement. Il y a autant de propositions corporelles qu’il y a de pièces, et elles sont toutes combinables ; vous pouvez parfaitement vous amuser à croiser les molécules avec la tête d’âne, etc. Le travail de construction est donc aussi le travail interprétatif.
De quoi la forme procède-t-elle chez vous ?
La forme n’est jamais première. Il y a des expériences, des logiques réflexives, analytiques, d’observation, et je cherche ensuite la bonne forme, non pas pour rendre compte de mon expérience, mais pour, éventuellement, la rendre possible. Mon expérience de l’espace commun, j’essaie de la rendre possible en manifestant clairement des espaces communs. Et des espaces communs très matériels, très concrètement obtenus, donc à travers des formes abstraites aussi bien que des objets réels, des saisies.
Votre travail de sculpture constitue-t-il une translation de votre travail photographique et de celui effectué sur les objets dans la photo ?
[La critique d’art] Nathalie Delbard me disait : « Tu es en train de faire à la sculpture ce que tu as fait à la photo. » Je ne l’avais pas formulé aussi directement, mais dans le fond c’est sans doute vrai. Curieusement, j’ai toujours fonctionné avec l’ignorance : des choses que je ne comprends pas me permettent d’identifier des champs pour lesquels j’ai la même non-compréhension, ce qui me fait dire qu’ils ont peut-être quelque chose à voir [entre eux]. Ce sont des manières qui me permettent de rentrer dans certains types d’agencements. Je fonctionne donc très souvent en posant des incompréhensions. Comment peut-on fonder une activité sur l’ignorance ? Il y a un très beau texte là-dessus de Jacques Rancière [philosophe] qui dit exactement comment il faut faire : observer, comparer, vérifier. Et qu’est-ce que vous observez ? D’abord des choses que vous ne comprenez pas, et ce sont elles qui fondent votre activité. Nous avons abordé les genres en disant qu’il faut les multiplier. De même, entre savoir et non-savoir il faut multiplier les espaces.
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Jean-Luc Moulène : « Multiplier les espaces entre savoir et non-savoir »
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 20 février 2017, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 11h-21h, entrée 14 €. Catalogue, 240 p., 39 €.
Légende Photo :
Vue de l'exposition de Jean-Luc Moulène, Centre Pompidou, Paris. Courtesy de l’artiste et Galerie Chantal Crousel, Paris ; Miguel Abreu Gallery, NY ; Thomas Dane Gallery, London; Galerie Greta Meert, Bruxelles. © Photo : Florian Kleinefenn
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Consulter la fiche biographique de Jean-Luc Moulène
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°467 du 11 novembre 2016, avec le titre suivant : Jean-Luc Moulène : « Multiplier les espaces entre savoir et non-savoir »