RIEHEN / SUISSE
Si elle est axée sur le paysage, la monographie d’Edward Hopper à la Fondation Beyeler montre que la distinction entre la nature et l’urbain est moins opérante chez le peintre que la notion de passage ou de seuil.
Il suffisait de peu. Il suffisait d’intituler l’exposition de la Fondation Beyeler non pas « Edward Hopper » mais « Les paysages d’Edward Hopper » pour être tout à fait juste. Pourtant, les choses sont énoncées clairement dans l’introduction à l’exposition : « Hopper, connu principalement pour ses peintures à l’huile de scènes de la vie urbaine […], dont certaines ont acquis une popularité exceptionnelle. Jusqu’à présent ses paysages avaient reçu moins d’attention. » Bâle remédie à ce manquement.
Une bonne idée ? Sans doute car elle permet une véritable découverte. Certes, la part très importante de paysages dans le choix opéré à la Fondation Beyeler présente une certaine redondance, et elle laisse peu de place à la fascination exercée par l’espace de la ville sur l’artiste, dont les représentations se sont transformées en patrimoine pictural américain. Cependant, l’exposition a le mérite de montrer que la nature et les éléments urbains ne sont jamais nettement séparés chez l’artiste. Ainsi, le parcours débute avec quelques paysages, datant de la fin des années 1920, où l’on distingue systématiquement des marques de civilisation (maison, route, chemin de fer, wagons de train). Coucher de soleil sur la voie ferrée (1929), une des toiles iconiques de Hopper, est pratiquement un nocturne, baigné dans une lumière irréelle.
Puis on remonte dans le temps avec des travaux que le peintre a réalisés pendant ses séjours en France – à trois reprises entre 1906 et 1910. Contrairement à la plupart de ses compatriotes qui se rendent à cette époque en Europe, il se montre insensible aux développements de l’avant-garde, fauve ou cubiste. Son intérêt se porte vers Seurat pour la lumière glacée, sculpturale, ou vers Félix Vallotton, Manet et surtout Degas pour la figure humaine isolée et le cadrage insolite. Pendant ces séjours, Hopper travaille sur le motif et peint des paysages parisiens, essentiellement les quais de la Seine. Bistro (1909) est un exemple parfait d’une mise à distance, d’une séparation entre le champ pictural et le regardeur. La composition est dominée par une large étendue de ciel et de trottoir désert ; l’énigmatique tête-à-tête entre les deux femmes est relégué à l’angle de la toile, s’inspirant de Degas qui rejette l’action au bord de l’image. On est à la fois dans un cadre familier et dans un ailleurs non déterminé. Cette position, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, sera celle de Hopper durant toute sa carrière artistique.
À son retour aux États-Unis, l’artiste va traiter d’une manière semblable le paysage (Road in Maine, 1914). Plus tard suivront des visions de la campagne, des coins isolés avec quelques rares maisons, construites généralement en bois, ou encore des granges, situées au milieu des champs (Cobb’s Barns and Distant Houses, 1930-1933). L’absence de toute présence humaine, la luminosité froide, cristalline – on assiste probablement à la levée du jour – donnent à cette campagne verdoyante et vallonnée un aspect idyllique. Dans une autre salle, l’ensemble des peintures côtières exécutées à Cape Elizabeth met en scène des phares, un élément construit stable qui, en même temps, incarne les lointains, les dépaysements.
Peut-on y voir une métaphore, consciente ou inconsciente, de Hopper lui-même ? L’artiste installé à New York profite de toutes les occasions offertes pour peindre en dehors de la ville. Celui qui mène une existence sans relief est en même temps un grand voyageur. Tantôt en train, tantôt en voiture, il n’a de cesse de traverser le pays et certains parmi les beaux dessins et aquarelles exposés à Bâle sont réalisés en chemin. Cette posture du sédentaire mobile permet à l’artiste de saisir ce que l’on peut qualifier d’« immobilité transitoire ». Ce n’est pas un simple hasard si le formidable Gas (1940) représente une station-service, un lieu du passage. Solitaire au milieu de la nuit, le pompiste anonyme, dont on ne voit pas le visage, semble désigner la figure de celui qui ne se déplace que par procuration. On connaît d’autres images de Hopper où les gens sont représentés en attente dans des gares, dans les lobbies des hôtels ou encore dans des cafétérias.
Ce lieu de passage ou cet entre-deux est encore visible dans les toiles réunies dans la dernière salle, la plus impressionnante de l’exposition. Dans chacune, des personnages stéréotypés sont placés sur un seuil – une porte, une véranda – dans un arrêt suspendu où la solitude se mêle à une étrange poésie (High Noon [1949], Cape Cod Morning [1950). Il semble même que chez Hopper les maisons acquièrent une sorte de vie par leur position centrale et mise en évidence, tandis que les figures humaines ne sont qu’une présence passagère. Les personnages muets et isolés se fondent en quelque sorte dans les décors, disparaissent dans ces paysages d’intérieur dont la banalité irradiante intrigue. Univers mélancolique qui indique que la modernité est déjà perçue avec un regard nostalgique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°539 du 14 février 2020, avec le titre suivant : Hopper en campagne