Art moderne

Le progrès selon Hopper

Par Anouchka Roggeman · L'ŒIL

Le 24 juillet 2007 - 1211 mots

Avec ses cadrages inspirés du cinéma, l’artiste américain dépeint une société dans laquelle règne l’anonymat, où l’homme (ici la femme) semble coupé de la vie et du progrès.

Edward Hopper (1882-1967) peint The Automat à New York en 1927, pendant l’une des périodes
les plus prospères de l’histoire des États-Unis. En pleine ère industrielle, la consommation de masse apparaît et les premiers gratte-ciel viennent transformer l’architecture de la ville. Cette même année, Charles Lindbergh incarne la modernité et le progrès en traversant pour la première fois l’océan Atlantique à bord de son avion.

Peintre de l’Amérique des temps modernes
Pourtant, si Hopper place la scène dans un contexte urbain, à New York où il habitait, il ne peint ni la foule ni toute l’agitation qui remue sa ville, comme l’ont fait bon nombre de ses contemporains : il peint une femme seule, assise à la table d’un restaurant. Seul le titre rappelle l’ère industrielle : un automat étant un de ces restaurants très en vogue à l’époque, ancêtres du fast-food, où les consommations et les plats étaient délivrés par des distributeurs automatiques.
Edward Hopper est alors à l’apogée de son art. Depuis 1925, date (tardive) à laquelle un musée acquiert pour la première fois un de ses tableaux, il enchaîne plus de dix expositions chaque année. Résolument américain, il peint les grandes maisons et les phares de la côte Est américaine, ou encore New York, ses bars, ses théâtres, ses hôtels et ses devantures de boutiques.
Partout, son style se reconnaît aux grands aplats de couleur, à une construction géométrique massive, et, comme le décrit le romancier John Updike, au caractère « calme, silencieux, stoïque, lumineux et classique » de ses œuvres.

La femme solitaire incarne le malaise de la société
Élève à New York de Robert Henri, l’un des fondateurs du réalisme américain, Edward Hopper sut rester fidèle à la réalité, sans jamais se laisser influencer ni par les courants cubistes qu’il découvrit lors de ses voyages en Europe ni par l’expressionnisme abstrait de ses contemporains américains. Illustrateur commercial pendant de longues années, il donna à ses œuvres une très grande force en dénudant la réalité jusqu’à lui donner une tonalité austère. C’est par ce procédé qu’il créa des images intemporelles, indélébiles et iconiques.
Mais si Hopper est aujourd’hui mondialement reconnu, c’est aussi parce que, mieux que nul autre, il exprima le véritable malaise de la société moderne, la solitude de l’individu. C’est bien ce que symbolise cette femme seule, assise dans un lieu qui devrait être convivial et chaleureux
et qu’un minuscule radiateur industriel parvient à peine à réchauffer.
Le 28 août 1995, ce tableau illustrait la couverture du magazine Time dédié à la dépression nerveuse.

La jeune femme assise
Sensualité d’une femme du monde

Assise dans un lieu convivial et bruyant, la jeune femme est seule, silencieuse, dans un espace vide de toute présence humaine. Vêtue d’un long manteau au col et aux manches en fourrure et d’une jupe courte, elle est habillée selon les critères de la mode de l’époque.
Sa sensualité, qu’elle tente de camoufler sous son long manteau, est suggérée par les formes arrondies (de son chapeau, de ses épaules, de la courbure de son bras, de la table en marbre) qui contrastent avec les lignes orthogonales de la baie vitrée qui l’encadre. Ses lèvres rouges, sa main dégantée, ses jambes nues sous la table et les délicates fleurs rouges de son chapeau mettent toute sa féminité en exergue. Calme et contrariée, elle cache son regard sous le rebord de son chapeau qu’elle porte volontairement bas.
À l’image des néons qui s’enfoncent à l’infini dans le reflet de la grande baie, elle semble se perdre profondément dans ses pensées, loin de cette scène d’un quotidien trop ordinaire.

La chaise vide
Tête-à-tête avec la solitude 

La grande table ovale en marbre et la chaise en chêne font partie du mobilier typique des années 1930 dans les restaurants de New York.
Objet du quotidien, cette chaise, mise en valeur par son aspect massif et par sa position au premier plan, crie encore une fois la solitude et le vide intérieur de la jeune femme. Repoussée complètement contre la table et épousant intimement ses courbes, elle signale l’absence d’une autre personne qu’elle ne semble pas non plus vouloir accueillir. Assise face à une chaise non occupée, la jeune femme préfère plonger son regard dans sa tasse de café plutôt que d’affronter le vide qui lui fait face.
Dans L’Absinthe de Degas, un tableau dont Hopper s’est probablement inspiré, le mobilier joue lui aussi un rôle important dans l’expression des sentiments du personnage. Assise à une table dans un restaurant, une femme a le regard perdu dans le vide et paraît d’autant plus seule qu’aucune chaise ne se trouve du côté opposé de la table.

Le radiateur
Un objet usuel qui paraît bien froid

Objet industriel, le radiateur en fonte, alimenté par une chaudière centrale, est l’un des rares objets de la scène représentés par Edward Hopper.
Contrastant avec les tons bruns de cette partie gauche du tableau, le radiateur est mis en valeur par son vernis cuivré qui rappelle les rambardes présentes sur le côté opposé du tableau, probablement celles des escaliers qui donnent accès à un sous-sol. Isolé et dénudé, le radiateur en fonte attire aussi le regard grâce à sa situation dans la pièce, au croisement des lignes verticales et horizontales de la grande baie vitrée et de la vitre de la porte.
Malgré sa présence, cet objet ne semble pas remplir sa fonction première, qui est de réchauffer la température de la pièce. Bien au contraire ! La jeune femme assise, qui paraît avoir froid ou qui est peut-être pressée, ne quitte ni son manteau, ni son chapeau, ni même le gant qu’elle porte à sa main gauche. Plutôt que d’être une source de chaleur, cet objet purement utilitaire accentue le caractère austère de la scène.

Le reflet des néons
Une lumière froide et artificielle

Tel un mur opaque, la vitre ne laisse pas pénétrer la vie de l’extérieur et ne reflète que la lumière artificielle. Le tube à néon apparaît aux États-Unis en 1915. La lumière qu’il diffuse, dont Hopper fera souvent usage, est blanche, uniforme et sans chaleur. Les néons sont ici une nouvelle allusion au progrès et à l’ère industrielle. Leur multiplication infinie dans le reflet de la vitre rappelle la production de masse.
De la même façon que le radiateur ne remplit pas sa fonction première, la vitre ne laisse pas passer les lumières de la ville. Elle ne reflète pas non plus le dos de la jeune femme ou le saladier de fruits. Elle agit comme une cloison froide et hermétique qui enferme le personnage dans un lieu angoissant et étouffant où seul le reflet des néons signale leur présence.

Biographie

1882 Naissance d’Edward Hopper à New York. 1900-1906 Scolarité à la New York School of Arts. L’un de ses professeurs, Robert Henri, l’encourage à peindre la vie urbaine de manière réaliste. 1906-1910 Voyage en Europe. Séjourne surtout en France. 1908 À New York, il devient dessinateur publicitaire et illustrateur. Première exposition à l’Harmonie Club. 1924 Il se marie avec le peintre Josephine Verstille Nivison. 1942 Nighthawks, son œuvre la plus connue. 1967 Le peintre meurt dans son atelier à New York, près de Washington Square.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Edward Hopper », jusqu’au 19 août 2007. Commissariat”‰: Carol Troyen. Museum of Fine Arts of Boston, Avenue of the Arts, 465 Huntington Avenue. Ouvert les lundis, mardis, samedis et dimanches de 10”‰h à 17 h, les mercredis, jeudis et vendredis de 10”‰h à 22 h. Tarifs”‰: 16 €, www.mfa.org

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°592 du 1 juin 2007, avec le titre suivant : Le progrès selon Hopper

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