STRASBOURG - PARIS
Partant de ses liens avec sa terre d’origine, deux expositions mettent en lumière le talent aujourd’hui méconnu du peintre et la place prise par la province perdue dans la France de son temps.
Strasbourg et Paris. À la suite de la défaite de la France lors de la guerre de 1870-1871, un traité de paix fut signé à Francfort le 10 mai 1871 avec le nouvel État allemand, aux termes duquel la France cédait au vainqueur l’Alsace et le département actuel de la Moselle. Ce fut une blessure profonde pour tous les habitants de ces régions et les Français dans leur ensemble, d’autant plus que les Alsaciens et les Mosellans durent choisir de se maintenir en territoire allemand ou de prendre « l’option » de la nationalité française et de l’exil.
Peu après la signature du traité, des épouses d’industriels de Thann (Haut-Rhin) voulurent offrir à l’homme politique Léon Gambetta, opposant déclaré au traité, une œuvre célébrant son engagement en faveur de la région. La commande fut passée au peintre alsacien Jean-Jacques Henner (1829-1905), Grand Prix de Rome. Il était déjà célèbre, exposant au Salon depuis 1863 et présent à l’Exposition universelle en 1867. L’œuvre, intitulée L’Alsace. Elle attend (1871), fut achevée rapidement : le critique Jules-Antoine Castagnary, dans un article publié par Le Siècle, le 31 juillet 1871, la commentait ainsi : « Ce n’est pas seulement l’âme d’un artiste que nous avons devant nous, c’est l’âme d’un pays tout entier, l’âme de l’Alsace. » Ce tableau, dont Léon Gambetta faisait graver, au cours du mois de septembre suivant, une estampe destinée à le faire connaître largement, devint très célèbre. Il fut racheté en 1911 par le neveu du peintre, Jules Henner, et est aujourd’hui l’un des joyaux de la collection du Musée national Jean-Jacques Henner, à Paris.
Tandis qu’on y présente l’exposition « Alsace. Rêver la province perdue », c’est au Musée des beaux-arts de Strasbourg qu’est accrochée la digne figure de la jeune Alsacienne en deuil portant la cocarde tricolore à sa coiffe. L’exposition où elle est montrée est plus qu’un hommage de la province à son glorieux peintre, resté toute sa vie fidèle à sa patrie – il a fait construire une maison dans son village d’enfance, Bernwiller, près de Mulhouse : c’est une véritable rétrospective de 165 œuvres, sous le commissariat de Céline Marcle et Maeva Abillard, accompagnée d’un catalogue qui constitue une étape capitale dans la connaissance du peintre.
Malgré la gloire qu’il eut de son vivant et le musée parisien qui lui est consacré, Henner est aujourd’hui peu connu du grand public. Les classifications des artistes en écoles et l’intolérance montrée par le XXe siècle envers ceux qui n’appartenaient pas aux avant-gardes ont relégué dans l’ombre ce peintre qui, à son époque, était déjà identifié comme un « isolé » par le critique d’art Albert Aurier. Ce fils de paysans était un artisan dans l’âme ; à son ami Émile Durand-Gréville, il avoua un jour : « Cela ne se voit guère dans ma peinture : cependant j’ai lutté toute ma vie. » Et, si on a pu considérer qu’il se montrait répétitif, chaque œuvre était en réalité le fruit d’un long travail et de l’observation constante de l’art des anciens. Après avoir assidûment copié les œuvres du Louvre et pris des notes sur celles qu’il put voir en Italie lors de son séjour à l’Académie de France à Rome, il se bâtit une importante collection de reproductions photographiques d’œuvres d’art dans lesquelles il puisa toute sa vie son inspiration.
Cependant, il était bien un « isolé » : à côté de ses très beaux portraits familiaux, d’amitié ou de commande – on peut admirer, à Strasbourg, Mme Paul Duchesne-Fournet (1879) ou Emmanuel Benner (vers 1890) –, l’essentiel de sa production, à partir de 1871, est constitué de figures féminines dans la nature. Nymphes ou naïades, elles sont le contraire de ces personnages aguicheurs qui ont inondé le Salon à la fin du XIXe siècle. « Que m’importe le sujet dans un tableau ? », disait-il à l’écrivain Jules Claretie vers 1878. Par une recherche poussée des valeurs – ses lumières et ses ombres viennent sans aucun doute de José de Ribera et de la peinture napolitaine – et dans une palette très restreinte, il voulait atteindre l’harmonie et la poésie. Dans un essai du catalogue, l’historien de l’art Pierre Sérié le compare à Georges Seurat.
Et cette nature aux doux crépuscules roux, verts et bleus qui sert d’écrin à ces femmes vaporeuses, c’est l’Alsace où Henner se rendait chaque année pour peindre sur le motif. De cette terre natale devenue « l’Étranger » – ce sont ses mots –, l’exposition au Musée Jean-Jacques Henner montre l’importance dans la vie parisienne du dernier quart du XIXe siècle. Les artistes comme Auguste Bartholdi ou Émile Gallé et les « optants » exilés dans la capitale, qu’ils fussent cafetiers ou industriels, entretenaient le souvenir et, chez certains hommes politiques, l’arrière-pensée d’une revanche. Et tandis que la presse, les estampes et les cartes postales répandaient un petit bout d’Alsace dans chaque foyer français, Henner, en poète franc-tireur, peuplait les murs des salons et des bâtiments publics d’idylles et d’églogues inspirées par les paysages de Bernwiller.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : Henner et l’Alsace, sublimer l’exil