Par leur caractère hautement énigmatique, l’œuvre et la personnalité de Giorgione ont toujours intrigué les historiens de l’art qui multiplient les interprétations de ses tableaux, sans jamais en percer le sens. L’exposition de Vienne est l’occasion de se pencher sur ce « cas » extraordinaire.
« Mythe et énigme », ces deux mots, auxquels il faudrait cependant ajouter « couleur », résument la postérité de Giorgione, telle que l’historiographie l’a reconduite au fil des siècles. Le « mythe » fut rapidement fixé. Quelques décennies après la mort du peintre en 1510, l’historien d’art Giorgio Vasari se rend à Venise et rédige la première biographie de Giorgio da Castelfranco, dit Il Giorgione, le grand Georges. Les informations qu’il transcrit ont déjà une coloration légendaire. L’augmentatif serait dû à « sa belle allure jointe à la noblesse de son âme », sa « courtoisie » et ses « bonnes manières ». « Il fut élevé à Venise et se délecta sans cesse des plaisirs de l’amour. » Plaisirs qui le tueront : c’est auprès de sa maîtresse qu’il aurait contracté la peste, qui l’emporta effectivement, à l’âge de trente-trois ans. « Il aimait jouer du luth ; il le faisait si bien et chantait si divinement que les personnes de qualité faisaient souvent appel à lui pour des concerts et des fêtes… » Il n’y a pas de fumée sans feu ; l’amour, la musique, qui colorent cette personnalité, infusent indéniablement dans son œuvre.
Celle-ci est esquissée à grands traits par Vasari. Formation dans l’atelier ou l’entourage de Giovanni Bellini, le glorieux patriarche de Venise. Rencontre avec l’œuvre de Léonard de Vinci, présent à Venise en 1500 : « Giorgione avait vu certaines œuvres de Léonard, très estompées et terriblement sombres. Ce style lui plut tant que, toute sa vie, il s’y conforma et l’employa largement dans la peinture à l’huile… il fit des choses si vives et d’autres si délicates, si fondues et si nuancées dans les ombres que les meilleurs peintres contemporains le reconnurent. » Cet impact est évident, notamment dans les portraits sur fond sombre. Giorgione s’approprie le fameux sfumato de Léonard, en le « traduisant » selon la conception fondamentalement coloriste qui est la sienne. Les historiens modernes confirmeront cette accointance, tout en insistant sur un autre pôle d’influence, la tradition germanique et plus spécialement l’exemple de Dürer, présent à Venise en 1495 et en 1505-1507.
Rendre l’éclat des chairs
Mais la spécificité de l’art de Giorgione, Vasari la définit ainsi : « Ils disaient [ses pairs] qu’il était né pour insuffler la vie à ses personnages et pour rendre l’éclat des chairs… » Vocation logique pour celui qui « se délecta sans cesse des plaisirs de l’amour ». Certes ce n’est pas rien que d’avoir rendu comme il le fit et comme personne avant lui « l’éclat des chairs », mais un autre trait paraît encore plus déterminant et totalement déconcertant. Vers 1507, l’artiste reçoit la commande d’un décor pour la façade du Fondaco dei Tedeschi, sa seule commande publique documentée (toutes les autres ont disparu et de celle-ci il ne reste qu’un débris, ruine somptueuse où seul persiste le flamboiement d’une carnation). « Devant la réputation croissante de Giorgione, le responsable de ce travail le consulta et lui commanda une décoration à fresque et en couleur au gré de son imagination. » Pour une commande officielle, l’absence d’un programme iconographique préétabli est impensable ; on peut en déduire cependant que, sur la base d’une trame générale, une grande liberté fut laissée au peintre. Si grande que le résultat semble incompréhensible à l’historien : « Ses scènes ne sont pas agencées dans une suite logique et ne représentent pas l’histoire d’un personnage illustre de l’Antiquité ou des temps modernes. Je n’ai jamais compris cette œuvre ni trouvé quelqu’un capable de me l’expliquer. » Et voilà : peu après la disparition du peintre, son art semblait déjà énigmatique. Une forte réputation d’hermétisme s’y attachera, jusqu’à aujourd’hui. Ce mystère constitutif du « cas » Giorgione se nourrit d’un manque. Manque de documents, de repères, de certitudes, et manque… d’œuvres.
Les peintures à peu près sûres se comptent sur les doigts ; à ce noyau dur s’ajoute un petit groupe de tableaux que des générations d’historiens s’escriment à lui attribuer ou à lui retirer, sans parvenir à se mettre d’accord. Plusieurs de ces œuvres incertaines sont régulièrement enlevées à Giorgione et données à celui de ses disciples qui semble avoir d’emblée « absorbé » la quintessence de son art pour nourrir son propre génie : le jeune Titien, dont le rapide succès va jeter un voile d’amertume sur les dernières années du maître. Ainsi, le fameux Concert champêtre du Louvre, que l’on croyait être le chef-d’œuvre suprême de Giorgione, est-il désormais attribué à son élève. Et certains spécialistes veulent également donner à ce dernier la sublime Vénus de Dresde. On sait que Titien termina certaines œuvres laissées inachevées par son maître. Mais jusqu’où va cet « achèvement » ?
De plus, ce mince et fluctuant corpus souffre d’apparentes incohérences qui vouent les historiens à de nouvelles acrobaties. Comment en effet concilier la tonalité arcadienne qui reste une dominante dans la partie la plus sûre de l’œuvre, avec le réalisme si impressionnant de La Vieille (La Vecchia, ill. 5), avec le « maniérisme » grinçant du Joueur de flûte de la galerie Borghèse ? Ces disparités obligent à imaginer un parcours extrêmement riche et expérimental au sein d’une carrière très courte (une dizaine d’années).
Une foisonnante imagination picturale
Mais ce qui résiste le mieux aux recherches, c’est le sens même des œuvres. Quel est le thème de La Tempête, pour laquelle d’innombrables interprétations ont été proposées ? Des soi-disant Trois Philosophes qui sont peut-être les rois mages ou tout autre chose ? Laura est-elle l’aimée de Pétrarque ou le portrait d’une courtisane ? Cette Vecchia est-elle vraiment, comme on l’a dit, la mère de l’artiste, et que nous dit-elle, au-delà des simples mots inscrits sur son phylactère ? Qui est ce divin Garçon avec une flèche, Éros, Apollon ? Autant d’énigmes. Sans doute définitives et probablement, en partie, volontaires.
L’artiste faisait partie du cercle de lettrés réunis par le poète Pietro Bembo à la cour de la reine de Chypre Catarina Cornaro, exilée à Asolo. Les thèmes obscurs de ses peintures relèvent de cette culture littéraire, imprégnée du néoplatonisme de Marsile Ficin, dont un des fleurons est Le Songe de Poliphile édité à Venise en 1499. Giorgione destinait ses tableaux à un cercle très fermé de collectionneurs, grands patriciens férus d’humanisme, qui étaient capables d’en comprendre les subtilités et d’en débattre avec lui. Si nous ne parvenons plus à « déchiffrer » le sens de ses œuvres, c’est que probablement Giorgione n’a jamais littéralement illustré aucun thème, mais qu’il a plutôt imaginé des configurations picturales capables de contenir, en les suggérant, des réseaux de significations. C’est bien ce qu’avait ressenti Vasari : l’imagination picturale brouille et finalement supplante l’ordre du discours imagé.
À tous ces « manques » correspond un « excès » ou tout au moins une plénitude de Giorgione. C’est, tout d’abord, le retentissement d’une gloire précoce. Malgré sa condescendance de toscan, Vasari admet que Giorgione est un des inventeurs de la « manière moderne », au même titre que Léonard, Raphaël et Michel-Ange. Depuis, on a cessé de voir en lui le grand rénovateur de la peinture vénitienne et l’auteur d’une véritable révolution picturale.
Tel est le paradoxe : une œuvre retentissante reposant sur une poignée d’œuvres incertaines et problématiques. Et inversement : ce peu d’œuvres contient une immense pensée picturale. Car
Giorgione est le premier à avoir pensé la couleur en termes aussi radicaux. Le premier à oser la pleine résonance de la couleur. L’analogie musicale est ici essentielle, non seulement en tant que thème néoplatonicien (l’harmonie musicale comme reflet et voie d’accès à l’harmonie céleste) présent dans l’œuvre, mais surtout parce que Giorgione semble assigner aux couleurs des effets et des fins comparables à ceux des sons musicaux : créer des résonances harmoniques capables de ravir l’âme du spectateur. La tradition coloriste vénitienne, qui n’était encore, avec Bellini, qu’un délicieux et limpide murmure chromatique, prend une ampleur symphonique avec Giorgione. Cette amplification lyrique investit prioritairement le paysage, où elle induit la dissolution du maillage perspectif (encore de rigueur à la fin du XVe siècle) au bénéfice d’un espace ouvert, et où l’artiste module les accords véritablement paradisiaques qui sont une de ses marques. Et elle se vérifie aussi, bien sûr, dans le rendu de « l’éclat des chairs ». L’association du nu et du paysage est un des grands accomplissements de l’art de Giorgione.
Mieux que toute autre œuvre, La Tempête rend compte du débordement, par la couleur, de toutes significations. La couleur y conjugue ses registres paradisiaques et infernaux, creuse d’insondables profondeurs, réinvente le monde en ses polarités (homme-femme, terre-ciel, eau-feu, ville-campagne, passé-présent, durée-instant…) qu’elle met en vibration et saisit dans leur magnétisme. L’œuvre à la fois pose une énigme à jamais irrésolue (de quoi parle-t-elle ?), et donne une mesure comble, un comble de peinture qui absorbe comme une éponge toutes interprétations et en accroît son rayonnement.
L’exposition est une version un peu différente de celle présentée précédemment à l’Accademia de Venise à l’occasion de la restauration du Retable de Castelfranco. Le musée vénitien a prêté deux des œuvres les plus précieuses de Giorgione, La Tempête et La Vecchia, venues rejoindre l’important ensemble du musée de Vienne (Les Trois Philosophes, Laura, et quatre autres tableaux traditionnellement attribués au maître). Plusieurs prêts importants, dont une série de portraits comprenant l’exceptionnel Portrait d’homme de San Diego, et une sélection d’œuvres de Bellini, Titien, Dürer, Cranach complètent cette présentation. « Giorgione, Mythe et énigme », se déroule du 23 mars au 11 juillet, du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 10 et 7,5 euros. VIENNE, Kunsthistorisches Museum, Maria Theresien Platz, tél. 43 1 525 24 0, www.khm.at.
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Giorgione, l’énigme et la couleur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Giorgione