Livre

Giorgione mis à nu

Un travail de bénédictin

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1996 - 576 mots

Dans sa monographie consacrée à Giorgione, l’historienne de l’art Jaynie Anderson attribue "provisoirement" au maître de Castel­franco un fragment de fresque représentant un Cupidon gaulant un arbre. Elle lui donne le nom de Cupidon des Hespérides et estime qu’il provient du Fondaco dei Tedeschi, l’ancien comptoir des Allemands donnant sur le Grand Canal à Venise. Spécialiste de Giorgione, Jaynie Anderson explique comment elle a pu retrouver cette œuvre qui a appartenu à John Ruskin puis à Kenneth Clark.

Le fragment de fresque que vous avez identifié comme provenant du Fondaco dei Tedeschi et attribué à Giorgione était jusqu’ici inconnu des historiens de l’art. Pourquoi ?
Jaynie Anderson : Entre autres, parce qu’il n’a jamais été exposé. Il faisait partie de la collection du célèbre historien de l’art Kenneth Clark et est aujourd’hui la propriété de la Saltwood Heritage Foundation, la fondation de la famille Clark qui le conserve au château de Saltwood. Kenneth Clark l’avait acquis en 1931, lors d’une vente de tableaux et de dessins provenant des résidences de John Ruskin, organisée par Christie’s. Le grand collectionneur et critique d’art italien l’avait lui-même acquis au cours d’une de ses nombreuses visites à Venise, entre 1876 et 1880. Il parle d’ailleurs des fresques de Giorgione sur les façades du Fondaco dei Tedeschi dans certaines de ses lettres et de ses écrits, tels que Les pierres de Venise. Un autre fragment de fresque réalisée pour le Fondaco par Giorgione est exposé à la Ca’ d’Oro, il s’agit d’un Nu féminin.

Pourquoi Kenneth Clark n’a-t-il pas divulgué cette découverte ?
Dans les années trente, Kenneth Clark, alors jeune directeur de la National Gallery de Londres, avait fait l’acquisition de quatre panneaux qu’il avait donnés à Giorgione mais qui se sont révélés être de la main d’Andrea Previtali. Le scandale fut si grand que, profondément choqué, il n’osa plus faire d’autres attributions à Giorgione et enferma le fragment de fresque, d’abord dans sa maison de Portland Place à Londres, ensuite dans sa bibliothèque de Saltwood Castle. Kenneth Clark connaissait l’importance de son fragment, mais il ne s’en est ouvert qu’en 1971 à un autre célèbre critique d’art, Anthony Blunt, dans une lettre que j’ai retrouvée dans ses archives.

Comment êtes-vous parvenue jusqu’au fragment ?
J’ai écrit au fils de Kenneth Clark, le député Alan Clark, ancien ministre de la Défense du gouvernement Thatcher [c’est Gabriele Finaldi qui a indiqué à Jaynie Anderson l’existence de ce fragment]. Celui-ci m’a invitée à voir l’œuvre, que j’ai immédiatement reconnue comme étant l’"ange aux traits de Cupidon, qui sait à quoi il a trait" décrit par Vasari dans ses Vies. J’ai ensuite découvert sa provenance en examinant les papiers personnels de Kenneth Clark conservés aux archives de la National Gallery. Puis, au mois de février, j’ai informé la surintendance aux Biens artistiques de Venise.

Dans quel état est le fragment?
Il n’a pas été restauré depuis longtemps et sa surface est sale, mais la peinture est en bon état, du moins en meilleur état que celle des autres fragments de fresques du Fondaco conservés à la Ca’ d’Oro. La Salt­wood Heritage Foundation a décidé de le faire restaurer au Hamilton Kerr Institute, un département de l’université de Cambridge, lequel a déjà effectué les analyses préliminaires. L’opération durera un an.

Jaynie Anderson, Giorgione. Peintre de la "poétique brièveté", éditions de la Lagune, accompagné d’un catalogue raisonné, 392 p., environ 260 ill. coul. et n. & b., 680 F. jusqu’au 31 décembre, 780 F. ensuite.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°31 du 1 décembre 1996, avec le titre suivant : Giorgione mis à nu

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