Quel photographe Gilles Caron serait-il devenu s’il n’avait pas disparu prématurément le 5 avril 1970 sur la route n°1 qui reliait le Cambodge au Viêt Nam ?
Il n’avait pas 31 ans. Quel destin aurait été le sien quatre décennies plus tard ? Celui de la reconnaissance institutionnelle du Depardon de « La France » des petits cafés, ou de l’impasse héroïquement déraisonnable d’un Don McCullin dopé à ses mémoires de guerre ? Voire – après tout pourquoi pas – celui d’un photographe de plateau ne répondant plus qu’à sa seule passion pour le cinéma ? C’est que le photographe a témoigné, en dépit d’une fulgurante carrière de tout juste cinq ans, d’une étonnante maturité à propos de la photographie, des médias, de l’information, de la vie, de la mort, toutes choses qui ressortent nettement du nouvel accrochage du Musée de l’Élysée : « Gilles Caron, le conflit intérieur ».
Michel Poivert, commissaire de l’exposition avec Jean-Christophe Blaser, n’a pas souhaité aborder le fonds Gilles Caron en historien des sociétés, mais en historien de l’art. C’est pourquoi, à Lausanne, il ne montre ni documents d’époque ni chronologie des événements couverts par « le Capa français » des guerres des Six-Jours, du Viêt Nam ou du Biafra. Aucun Paris Match et aucun carnet de commande n’ont été disposés sous vitrines, comme toute exposition de photographie qui se respecte en 2013, mais des tirages, vintage ou modernes, noir et blanc ou couleur, images iconiques ou inédites et que les commissaires ont sélectionnées pour la qualité de leur composition ou ce qu’elles disent de l’homme, Gilles Caron.
« Ce qui m’intéresse ici, reconnaît Michel Poivert, c’est de pénétrer dans le cerveau de Caron », en évitant le piège de l’héroïsation du personnage, dont le photoreporter souffre déjà. Exercice délicat, mais abordé ici avec subtilité, à travers un découpage thématique qui permet de mieux approcher l’auteur de Cohn-Bendit face à un CRS devant la Sorbonne, sa personnalité, ses choix et ses doutes.
Ainsi découvre-t-on un Caron obsédé par le mouvement, celui du G.I. se jetant au combat ou du révolté de Mai 68 lançant un pavé, comme par celui de son époque visible dans la minijupe et le cinéma de la Nouvelle Vague ; un Caron obnubilé par la mort et par l’impossibilité de la représenter ; un Caron héroïque sur la colline 875 (Viêt Nam) et misérable lorsqu’il photographie Depardon filmant un enfant moribond au Biafra, touchante mise en abyme de son activité de reporter… Un Caron dont on ne sait pas quel photographe il serait devenu s’il avait vécu, mais que l’on sait désormais homme d’action autant que de réflexion, capable d’être ému par un civil pris au piège de la guerre ou par un soldat épuisé, perdu dans ses pensées. Cette nouvelle exposition, qui prend le risque d’approcher le travail de Caron comme on étudie l’œuvre d’un artiste, ne plaira pas aux hérauts du photoreportage. Elle renouvelle pourtant le regard porté sur le travail d’un photographe. Un grand.
« Gilles Caron, le conflit intérieur »,
Musée de l’Élysée, 18, avenue de l’Élysée, Lausanne (Suisse), www.elysee.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Gilles Caron l’homme révolté