Les photographies de guerre dessinent en creux le portrait tout en sensibilité du reporter ballotté entre son engagement et ses doutes.
LAUSANNE - Lorsque Michel Poivert a été sollicité en 2009 par la Fondation Caron pour réfléchir à un projet global autour des archives de Gilles Caron (1939-1970) qu’elle était en train de reconstituer, la démarche de Marianne Caron-Montely, la femme du photographe, Marjolaine sa fille et de Louis Bachelot, directeur de la Fondation, tendait davantage à un questionnement sur le photographe qu’il a été que sur l’entretien du mythe. « Une démarche assez rare dans le monde de la photographie de presse dont l’histoire est écrite bien souvent plus par des gens de presse que par des universitaires », note Michel Poivert, cocommissaire de l’exposition consacrée à Gilles Caron au Musée de l’Élysée à Lausanne (Suisse). Organisation d’un colloque à l’Institut national d’histoire de l’art sur le photographe ; plongée dans ses planches contacts, et ses tirages (en cinq ans de métier, Gilles Caron a produit plus de cinq cents reportages) ; longues discussions avec Marianne Caron-Montely évoquant le grand lecteur, l’intellectuel, le grand amateur de peinture et de cinéma qu’il fut, la violence aussi qu’il avait en horreur ; parution enfin aux éditions Calmann-Lévy des lettres d’Algérie à sa mère du jeune homme pas encore devenu photographe : progressivement « une connaissance de l’intérieur » de Gilles Caron s’est constituée révélant sa vision sur la profession, ses doutes, ses désirs.
Au plus près de la vérité
Dans les salles du Musée de l’Élysée, c’est cette perception de l’homme et du photographe que la sélection serrée d’images des années 1967-1970 – la majorité inédites – et que le découpage en six parties rythmé de wallpaper donnent subtilement à saisir dès les deux premières salles consacrées aux guerres des Six jours, du Vietnam et du Biafra. Trois conflits que Gilles Caron a couvert pour Gamma – agence qu’il cofonda en 1967 avec Raymond Depardon, Hubert Henrotte, Jean Monteux et Hugues Vassal – comme celui de l’Irlande du Nord jusqu’à sa disparition en 1970 au Cambodge à l’âge de 30 ans. Ses photographies noir et blanc, mais également pour la première fois révélées en couleur, ont l’audace de leur auteur, « héros involontaire ». Que ce soit auprès des soldats israéliens au Mur des lamentations ou des soldats américains au combat en train de mourir sur le champ de bataille ou absorbés dans leur lecture, leurs réflexions, Gilles Caron colle au plus près des corps et des visages, double ses images, l’une en noir et blanc, l’autre en couleur. L’épreuve de la guerre d’Algérie, expérience fondatrice durant laquelle il fut appelé dans un régiment de parachutiste, « a fait naître en lui le besoin de témoigner en même temps que le refus de combattre », souligne Michel Poivert. « La recherche de sens, la question de la responsabilité, la quête de la liberté sont les trois grands principes qui ont gouverné son existence. » Ses photographies de la population civile, victime de ces conflits, auxquelles l’exposition consacre la troisième salle, sont également gouvernées par ces principes. En particulier celles de la guerre du Biafra, période où « la vision du photojournalisme et des journaux, de leurs choix photo, se lézardent et les questionnements pointent », précise Jean-Christophe Blaser, conservateur au Musée de l’Élysée et cocommissaire de l’exposition avec Michel Poivert. En images emblématiques de cette situation : le film montrant Raymond Depardon photographiant en contre-plongée un enfant squelettique, mourant recroquevillé, suivi de trois prises de vue de vautours, « coïncidence significative » porteuse des interrogations du jeune homme et de la crise morale du photojournalisme toujours en cours.
L’objectif face à la conscience
De bout en bout du parcours, pas de publication, ni de parution. Les seules références ne se concentrent que dans quelques-unes des icônes de Caron. Un parti pris pour concentrer le regard uniquement sur le positionnement vis-à-vis de l’actualité de leur auteur dont les portraits et autoportraits jalonnent la visite ; pour mettre également à jour, et pour la première fois, son positionnement formel. Caron ne relate pas que des faits, il leur donne « une forme convaincante » selon Michel Poivert, invente des propositions visuelles ; que ce soit au Vietnam, au Biafra (série de photo de la femme et l’enfant) comme durant les manifestations de mai 1968 à Paris, d’août 1968 à Prague ou en Irlande du Nord. L’espace, à l’étage, dédié aux lanceurs de projectiles de ces mouvements de révolte renvoie ainsi à un mouvement chorégraphique étonnant. Dans chaque événement évoqué, Caron est dans une expérience intérieure forte. On le sent, tout comme se ressent la recherche, le besoin du jeune homme d’aller vers d’autres horizons que celui des conflits et que les dernières photos de mode, mais surtout celles de plateau de cinéma suggèrent.
Michel Poivert et Jean-Christophe Blaser en choisissant en dernière image de leur récit Jean Luc Godard et Raoul Coutard en discussion sur le tournage de Week-end invitent à imaginer le choix qu’aurait pu faire, à l’aube de ses 30 ans, le jeune homme attiré par la Nouvelle vague. Un choix tout en suggestions, pénétrantes, pour un récit continuellement sur le fil du sensible que le Jeu de paume présentera en 2014 au château de Tours, mais dont la teneur inédite, percutante – et eu égard aussi à la figure que fut Caron – aurait mérité une programmation par une autre institution à Paris.
Commissariat : Michel Poivert, professeur à l’Université Paris 1 et Jean-Christophe Blaser, conservateur au Musée de l’Élysée
Nombre de pièces : 123 encadrées et 5 wallpaper
Jusqu’au 12 mai, Musée de l’Élysée, 18, avenue de l’Élysée, Lausanne (Suisse), tél. 41 21 316 99 11, www.elysee.ch, mardi-dimanche 11h-18h. Cat., le conflit intérieur, Michel Poivert, Musée de l’Élysée et éditions Photosynthèses, 415 p, 69 €
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Dans la peau de Gilles Caron
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Abonnez-vous dès 1 €Gilles Caron, Bataille de Dak To, Viêt Nam, novembre 1967. © Fondation Gilles Caron.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°388 du 29 mars 2013, avec le titre suivant : Dans la peau de Gilles Caron