Le designer, qui met en avant l’acte de construire, se fonde sur les données intrinsèques des matériaux, de la technique et de la technologie. Démonstration tout en justesse et en précision au Musée des arts décoratifs de Bordeaux.
Bordeaux. Construction : « Action de construire, de faire construire », selon la définition du Grand Robert. Mais aussi, au figuré : « Action de composer, d’élaborer une chose abstraite, une œuvre. » Martin Szekely, 62 ans, n’a pas choisi son titre au hasard. Pour cette exposition intitulée « Construction », déployée au Musée des arts décoratifs et du design, à Bordeaux, le designer a d’emblée voulu souligner l’acte de construire : « Construire, c’est aussi faire. Et faire, c’est prouver, éprouver, se confronter à une réalité. Si la pensée peut être infinie, dans l’acte de “faire” il y a, en revanche, un début et une fin, un avant et un après. Je ne dissocie jamais l’intellect du faire. L’un soutient l’autre et vice versa. S’il en manque un, il y a forcément carence. »
La démonstration est éloquente. Sont en effet réunies une trentaine d’œuvres qui illustrent cette notion de « construire ». Toutes, ou presque, sont des pièces expérimentales et chacune dit une manière de « faire », de se confronter à la matière. Ainsi, L’Armoire est un rangement en Alucobond, matériau constitué d’une âme en polypropylène sertie entre deux feuilles d’aluminium. Ledit meuble est conçu dans une seule plaque, tel un origami, grâce à un judicieux pliage, y compris ces deux portes frontales dont l’âme justement fait office de charnières. En arrière-plan, une version est entièrement dépliée au mur, façon patron de vêtement. Les dimensions standards de la plaque ont généré le gabarit final.
Les pièces ici montrées subliment le matériau. Ainsi des tables d’appoint Bing, dont le cristal figé a refroidi durant trois mois et emprisonné des nuées de bulles d’air. De même, le plâtre technique du mobilier Unit arbore une blancheur mate et impalpable. Pour l’étagère en bambou Construction, qui donne son nom à l’exposition, tout est parti d’un motif graphique chinois ancestral : une sorte de croix dont les branches se désaxent. « Ce dispositif en croix permet de solidifier l’étagère, explique Szekely. Pour pouvoir la monter, nous avons inventé une vis spéciale en laiton, ainsi que l’outil pour la fixer. » On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même… Le décalage des tablettes entre elles fait quasiment vibrer l’ensemble. On l’imagine se prolonger à l’envi. Ce n’est pas le cas : « En réalité, il y a deux limites qui s’engendrent d’elles-mêmes : la hauteur, qui est fixée par l’usage, et la longueur, qui est dictée par la stabilité », précise Martin Szekely. Il n’empêche. Le designer réfléchit depuis cinq ans à ce concept de mobilier « sans limite » : « Je réactive, en quelque sorte, la question du module chère aux années 1950-1960, avance-t-il. Je ne travaille plus à l’échelle de la maison, mais à celle du paysage. »
Un autre « morceau » de choix est l’étagère en aluminium Opus. « Ce projet est né à partir de deux éléments essentiels, raconte Martin Szekely : la hauteur du vérin et le dispositif d’accrochage de la vis. Ces deux pièces sommaires ont déterminé la juste épaisseur. L’idée était d’enlever tout le superflu et de conserver seulement ce qui, structurellement, faisait son office. En clair : moins aurait été insuffisant et trop n’était point nécessaire… » Le propos se vérifie à l’œil nu : les panneaux en nid d’abeille, de très faible épaisseur – 15 mm – et tranchés à vif, sont maintenus entre eux grâce à un élément en forme de croix judicieusement calibré. « Ne pas instiller du signifiant, sinon je ferai acte d’auteur », tel est son credo. « J’aime que l’objet se suffise à lui-même. Cette économie est un langage universel, une notion partageable et comprise de tous. »
On se souvient avoir quitté le designer en 2011, lors de sa présentation monographique au Centre Pompidou, à Paris, alors qu’il assurait « Ne plus dessiner » [titre de l’exposition]. Non seulement Szekely ne dessine plus, mais il se « contente » désormais, dit-il, de « collecter les données intrinsèques » que lui fournissent le matériau, la technique, la technologie, etc. : « Lorsque je conçois un objet, il n’y a pas de volonté de ma part de faire quelque chose, il y a juste une ficelle que je déroule. Mon travail consiste à me rendre compte que toutes ces données convergent. Cela ne saute pas forcément aux yeux, mais elles existent. Encore faut-il s’en rendre compte… » Ne lui resterait plus alors qu’à faire l’« addition » pour générer l’objet. Qui le croira, quand tout semble ultra-pensé, hyperdessiné. À preuve, la table Map en aluminium anodisé. Pour obtenir ces modules d’une précision extrême, il n’assemble pas les éléments métalliques entre eux, mais, comme dans l’industrie horlogère, creuse carrément dans la masse à l’aide d’une fraiseuse. Hormis peut-être la chaise Cornette – l’une de ses premières pièces, datant de 1978 –, qui friserait l’ornement, tout est tiré au cordeau. Une méticulosité « horlogère » qui pourrait parfois refroidir. « Si cela peut vous rassurer, j’ai une peur bleue de l’ordre », assure Martin Szekely. D’où ses choix d’interrompre une étagère sur sa lancée, d’ôter un module au milieu d’une table ou de laisser un vide dans un meuble à tiroirs. « La régularité implique l’irrégularité, l’ordre le désordre : l’un ne peut exister sans l’autre. » Ouf !
jusqu’au 16 septembre, Musée des arts décoratifs et du design, 39, rue Bouffard, 33000 Bordeaux.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°503 du 8 juin 2018, avec le titre suivant : « faire », selon Szekely