Art contemporain

Être ou devenir artiste ?

Par Mathieu Oui · L'ŒIL

Le 28 mars 2022 - 1568 mots

La construction d’un artiste relève-t-elle de l’inné ou de l’acquis ? Deux expositions à Saint-Étienne et à Metz explorent l’apprentissage artistique en dehors d’une formation classique.

Peut-on apprendre à devenir artiste ou l’art surgit-il en dehors de tout enseignement, de manière naturelle, instinctive ? La fameuse antienne autour de l’inné et de l’acquis, digne d’un sujet de bac philo, hante le milieu de l’art et des écoles des beaux-arts depuis des lustres. Ce qui parle toujours en silence, c’est le corps, répond à sa façon Alighiero e Boetti, dans une œuvre vidéo de 1974. Le plasticien italien est filmé de dos, en train d’écrire la même phrase des deux mains. Une main socialisée, éduquée, et l’autre, non entraînée, qui touche à l’intime : l’ordre et le désordre réunis sur une même feuille de papier. Pour mieux signifier ce dédoublement de personnalité, l’artiste avait d’ailleurs ajouté un e (l’équivalent du « et » français) entre son nom et son prénom. L’œuvre présente dans la récente exposition « Écrire, c’est dessiner » au Centre Pompidou-Metz (actuellement terminée) aurait pu enrichir l’exposition « L’art d’apprendre » présentée un étage plus haut. La question du parcours de l’artiste et le rôle des pédagogies alternatives sont au cœur de cette exposition. Un sujet également abordé par la récente « Énigme autodidacte » au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne métropole.

Apprendre en faisant

Tant au Centre Pompidou-Metz qu’au musée stéphanois, les commissaires, Hélène Meisel pour le premier, Charlotte Laubard pour le second, ont choisi d’organiser le parcours autour de verbes d’action tels que créer, dire, agiter, programmer, chercher, maintenir, observer, imiter, répéter, procéder par essai-erreur, catégoriser, indexer, s’approprier, assembler, communiquer ses convictions… Une manière de rappeler que l’art est avant tout une pratique, une pensée en actes, voire, pour la période contemporaine, souvent le produit d’une expérience empirique. Mais à l’heure des ressources numériques et des tutoriels vidéo accessibles à tous, la maîtrise de techniques artistiques en peinture, sculpture, photographie, dessin ou gravure sous la conduite d’un maître d’atelier ne constitue plus forcément un critère de distinction. « La spécificité de l’apprentissage artistique est de faire prendre conscience qu’un artiste pense en faisant, une spécificité très difficile à enseigner », analyse Charlotte Laubard. Surtout, les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont fait voler en éclats les modèles traditionnels. Les deux expositions font d’ailleurs commencer leur propos à partir des années 1960, période de profonde remise en cause de l’académisme, de redéfinition tous azimuts des pratiques d’arts visuels et d’un élargissement des frontières de la création.

Ni élève, ni maître

Outre l’intérêt pour des œuvres sans référence aux traditions établies, de nouvelles formes apparaissent : performances, happenings, actions participatives, créations collectives, jeux… qui sont pensées comme des apprentissages alternatifs. Robert Filliou (1926-1987) est probablement le représentant le plus emblématique de cette pédagogie non conformiste. Avant de se lancer dans l’art, il aura mené plusieurs vies, tour à tour manœuvre pour Coca-Cola aux États-Unis, veilleur de nuit, étudiant en économie politique puis fonctionnaire de l’ONU en Corée du Sud… La non–école de Villefranche-sur-Mer, qu’il imagine avec George Brecht, repose sur le credo suivant : « Échange insouciant d’information et d’expérience/Ni élève, ni maître/Parfaite licence/Parfois parler, parfois se taire. »

Selon Filliou, un créateur n’a nullement besoin de maîtriser des technologies sophistiquées. Il doit se reposer sur l’imagination et l’innocence, deux qualités qui sont à la base de la pensée et du comportement de l’enfant. C’est finalement l’intention qui compte plus que l’œuvre finale, une réflexion qui sous-tend le « principe d’équivalence entre le bien fait, mal fait, pas fait » issu de la philosophie zen. « Robert Filliou évacue la question de la compétence technique au profit de la créativité, envisagée comme un véritable art de vivre », résume Hélène Meisel, commissaire de « L’art d’apprendre ». « C’est une pensée qui a beaucoup d’influence auprès de jeunes artistes contemporains qui le citent en référence. » Nombre de pièces exposées au Centre Pompidou-Metz constituent par ailleurs une lecture critique de l’éducation et du savoir, dénoncés comme des outils de formatage des corps et des esprits. Dans l’étonnante installation surréaliste The Reeducation Machine réunissant métal découpé et collages photos, Eva Koťátková met en scène des élèves aux corps contraints par des appareillages destinés à se tenir bien droits et concentrés. Dans sa vidéo-performance Magister,Éric Duyckaerts endosse la peau de chercheurs et d’experts pérorant de citations latines en formules alambiquées. Décédé en 2019, l’artiste belge transmettra d’ailleurs son goût de la rhétorique et du langage dans de nombreuses écoles d’art.

L’autodidacte, toujours éduqué…

L’ébullition des années 1960, c’est aussi l’émergence de parcours atypiques, pour certains très éloignés des milieux artistiques. Parmi les quarante-quatre noms exposés à Saint-Étienne, des personnalités assimilées à l’Art brut (Miroslav Tichý, Judith Scott) et des outsiders (Marcel Bascoulard, Horst Ademeit) voisinent avec Jean-Pierre Raynaud, Sophie Calle ou Christian Boltanski. Se situant à l’encontre d’une vision idéalisante de l’autodidacte, sorte de génie surgi de nulle part, l’exposition tente de décrypter les processus d’apprentissage mis en œuvre en dehors d’une formation classique. Car si l’autodidacte est celui qui a appris sans maître, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne part de rien ou qu’il n’est pas éduqué. « Il n’y a pas de don naturel, non éduqué, qui jaillirait du “fond originel” de l’humain comme a pu s’en convaincre Jean Dubuffet à propos de l’Art brut », explique ainsi la commissaire Charlotte Laubard. Parmi ces processus mis en œuvre, citons par exemple la transposition au domaine artistique d’expériences ou de savoir-faire acquis au préalable dans d’autres secteurs professionnels. Jean-Pierre Raynaud importe de son passé de jardinier le pot, qu’il va décliner dans toutes les tailles, puis le carreau de céramique qu’il utilise pour recouvrir des maisons. Selon des experts en sciences de la cognition, l’habileté à rassembler des éléments de nature hétérogène serait d’ailleurs un des vecteurs de l’inventivité.

… jamais isolé

L’autodidacte ne se construit pas non plus complètement seul, à l’écart des autres et du monde, envers et contre tout. Entre ici en compte la notion de contexte, de circonstances, plus ou moins favorables et aussi de parcours personnel, fait de rencontres, d’opportunités, de compagnonnages, de soutiens, d’apprentissage par les pairs. Les sciences de l’éducation ont d’ailleurs utilisé la métaphore de l’iceberg pour indiquer que 80 % des apprentissages (la partie immergée) étaient issus des apprentissages non formels (générés par les interactions sociales) et informels (les expériences de la vie quotidienne). Après un début de formation avortée à l’Académie Julian, Christian Boltanski va faire ses premiers pas de plasticien grâce à la rencontre avec d’autres artistes comme Annette Messager, qui l’initie à l’Art brut, ou Jean Le Gac, avec lequel il organise des premières promenades et expositions. Quant à Sophie Calle, elle a grandi entourée d’artistes, amis de son père, Bob Calle, médecin et collectionneur à l’origine du Carré d’art de Nîmes. L’autodidaxie peut aussi être une attitude, un choix de vie, une méthode, à l’instar de Roberto Cuoghi qui, bien que diplômé des Beaux-Arts de Brera, affirme ne rien savoir de ce qu’il fait et décide de toujours remettre en cause ses acquis. Finalement, qu’il soit ou non issu d’une formation artistique, chaque artiste met au point une méthode toute personnelle de création, méthode à la fois unique et qui emprunte à des techniques d’apprentissage déjà éprouvées.

Dans la peau d’un chercheur

On rapproche aussi souvent la démarche des artistes de celle d’un chercheur, défricheur, inventeur, affrontant une terra incognita. Le créateur va sortir de son atelier pour se confronter au terrain, ou décide de se risquer en dehors de son champ habituel d’intervention. « Partout il s’agit d’observer, de comparer, de combiner, de faire et de remarquer comment l’on a fait », détaille ainsi Jacques Rancière dans son ouvrage Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Avec sa vidéo Grosse Fatigue, Camille Henrot nous plonge dans les vertigineuses bases de données des collections du Smithsonian de Washington, riche de 150 millions de références. L’artiste part à la recherche de l’histoire de l’univers et les différents mythes de la création dans une tentative de compilation de ces savoirs. Le film prend la forme d’une succession de multiples fenêtres d’images, scandées par les paroles du poète Jacob Bromberg. Une quête dans les méandres de l’univers où le spectateur finit par se perdre. La plasticienne compare son travail à celui d’un anthropologue, autour de l’histoire humaine et des difficultés méthodologiques qui se posent pour traiter un sujet. À la fois artiste et chercheuse, Marie Preston propose des expériences de construction partagées et des lieux évolutifs, maison-écoles, boulangeries et imprimeries où les échanges mûrissent, les disciplines se rencontrent et des liens se tissent entre les expériences vécues.

La rencontre de regards

Cette question d’être ou de se construire en tant qu’artiste pourrait se conclure par la rencontre de deux regards. D’un côté, il y a celui du créateur qui pose un regard singulier, qui ouvre sa vision ou la déplace afin de créer de nouvelles formes. De l’autre, celui du spectateur. C’est par la rencontre entre une œuvre et son public, à travers le regard du visiteur, mais surtout du milieu institutionnel, critiques d’art, commissaires, galeries, musées… qu’un artiste est reconnu en tant que tel. Une validation qui se fait parfois a posteriori, longtemps après la création (Seydou Keïta débute dans le cadre d’une activité de portrait studio à Bamako), voire de manière posthume et par hasard dans le cas de la photographe américaine Vivian Maier. Une rencontre de regards qui comporte toujours cette part de mystère et d’inexpliqué, celle qui constitue l’acte créatif.

Hélène Meisel (dir.), « L’Art d’apprendre, »
éditions du Centre Pompidou, 254 p., 30 €.
« L’art d’apprendre, une école des créateurs »,
jusqu’au 29 août 2022. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57). Tous les jours sauf le mardi. Tarifs : 12 et 7 €. Commissaire : Hélène Meisel. Centrepompidou-metz.fr
« L’énigme autodidacte »,
jusqu’au 3 avril 2022. Musée d’art moderne et contemporain, rue Fernand-Léger, Saint-Étienne (42). Tarifs : 6,5 et 5 €. Commissaire : Charlotte Laubard. mamc.saint-etienne.fr
Charlotte Laubard (dir.), « L’Énigme autodidacte, »
coédition Snoek Publishers et Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, 339 p., 45 €.
Bice Curiger (Acte du symposium), « Les Autodidactes, de Van Gogh à Pirosmani, »
Fondation Vincent Van Gogh Arles, 160 p., 30 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Être ou devenir artiste ?

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