La ville de Collioure fête les cent ans du fauvisme. Plusieurs expositions à travers la France rendent hommage à Matisse, Derain et leurs amis.
CÉRET, COLLIOURE, SAINT-TROPEZ - En quête de fraîcheur artistique, Henri Matisse débarque à Collioure le 16 mai 1905, laissant derrière lui Saint-Tropez , Paul Signac et le divisionnisme. Impatient de partager ce nouveau souffle, il invite ses acolytes – Henri Manguin, Charles Camoin, Albert Marquet… – à le rejoindre. Seul André Derain, alors victime, selon ses termes, d’une « formidable neurasthénie », fera le voyage depuis Paris. L’espace d’un été, la collaboration des deux peintres, décidés à explorer les limites de leur art, fut si fructueuse qu’elle donna naissance au fauvisme. Plusieurs expositions célèbrent, à leur manière, le centenaire de cet été 1905 : « Matisse-Derain. Collioure 1905, un été fauve » au Musée départemental d’art moderne de Céret (Pyrénées-Orientales) ; « Matisse et ses amis. Collioure 1905-1906 » au château royal de Collioure ; et « Éclats du fauvisme » au Musée de l’Annonciade de Saint-Tropez (Var).
Situé au pied des Pyrénées orientales, le petit port de pêche de Collioure inspira Matisse pour quantité de chefs-d’œuvre (Le Bonheur de vivre, Le Jeune Marin et La Fenêtre ouverte…). Ses multiples séjours en famille, effectués entre 1905 et 1914, forment l’épine dorsale de « Matisse-Derain. Collioure 1905, un été fauve » à Céret. L’exposition réunit les plus beaux paysages du village catalan réalisés par les deux artistes. Si leurs points de vue sont, à peu de choses près, identiques – le port d’Avall, le Voramar et la plage Saint-Vincent –, Matisse et Derain plantaient rarement leurs chevalets côte à côte. Comparé à Matisse, Derain apparaît comme plus énergique et fougueux, lui qui écrivit à Vlaminck qu’il souhaitait « savoir, dans le voisinage du travail de Matisse, extirper tout ce que la division du ton avait dans la peau. Il continue mais moi, j’en suis complètement revenu et je ne l’emploie presque plus ». Ce travail mené séparément a largement contribué au développement de leurs styles personnels, mis en évidence dans la confrontation la plus réussie du parcours de l’exposition : le Portrait d’André Derain par Matisse face au Portrait d’Henri Matisse par Derain. Là où Matisse utilise une palette acidulée et une touche épaisse, Derain opte pour des couleurs plus fermes, à la tonalité ocre. Matisse dépeint un Derain rêveur, Derain un Matisse résolu et serein. Cette différence de palettes se poursuit dans les paysages : Les Toits de Collioure de Matisse, vision fraîche et piquante du village, et Collioure, le village et la mer de Derain, aux tons chauds et profonds.
Jeu de piste au port d’Avall
Jusqu’à son départ vers Marseille à la fin août, Derain aura réalisé une trentaine d’huiles à Collioure, soit deux fois plus que Matisse. Ce dernier s’est largement consacré au dessin à l’encre et à l’aquarelle, un travail aux racines académique qui est (trop ?) abondamment présenté ici. Car le combat annoncé se révèle très inégal, tant les œuvres de Matisse prennent le pas sur celles de son émule. En somme, le véritable sujet de l’exposition se révèle être la ville de Collioure elle-même, ses sites, son climat, sa lumière. À ce titre, l’exposition de Joséphine Matamoros et Dominique Szymusiak est plus proche d’une enquête de Sherlock Holmes que d’une véritable confrontation artistique. Soucieuse des détails, Joséphine Matamoros s’est lancée sur la trace des peintres à travers les rues de Collioure. Armée d’une importante documentation iconographique, elle a procédé à l’identification des emplacements exacts où les artistes ont résidé ou peint leurs paysages. Ces recherches, aux allures de jeu de piste, sont illustrées par des photographies, des lettres agrandies sur panneau et une carte du village. Le scénographe Étienne Sabin a donné vie à cette reconstitution à l’aide d’accessoires audiovisuels, comme cette immense vue du port de Collioure, qui accueille le visiteur, suivie d’une autre vidéo qui enrichit les salles de bruits de la mer et du chant des cigales. L’immersion est totale, même si ce dispositif ne sert pas forcément les œuvres.
Visible sous forme d’esquisse, une toile majeure d’Henri Matisse est cruellement absente de Céret. Le Port d’Avall (1905) est la dernière toile divisionniste réalisée par l’artiste. On la retrouve au cœur de « Matisse et ses amis. Collioure 1905-1906 », au château royal de Collioure, fortification du XIIe siècle qui surplombe le port. Prêtée par Gérard Matisse, petit-fils de l’artiste, cette vue panoramique du port de pêche fait allègrement la synthèse entre le style néo-impressionniste et le classicisme du sujet. Une fois n’est pas coutume, les œuvres réunies mettent à l’honneur les compagnons de route de Matisse à Collioure, parmi lesquels le peintre roussillonnais Étienne Terrus, Louis Bausil, George-Daniel de Monfreid, Louis Codet, Charles Camoin et Henri Manguin. Accompagné des délicates aquarelles et des petites sculptures de l’artiste, l’accrochage est plutôt léger, hormis peut-être le splendide Jeune Femme de profil (1891) d’Aristide Maillol.
Fauves et « fauvettes »
Au Musée de l’Annonciade de Saint-Tropez, Jean-Paul Monery donne une vision plus didactique du fauvisme. À travers les œuvres de la collection de l’institution (issues du legs Grammont en 1956), le conservateur en chef revient sur l’évolution du style fauve vers l’abstraction. Chronologique, le parcours donne une grande place à Derain, dont l’œuvre sert de fil rouge. L’indétrônable Matisse ouvre la marche, suivi par Albert Marquet, Charles Camoin, Louis Valtat… La couleur est violente et audacieuse, mais l’ensemble reste naturaliste. La perspective ne subira aucune perversion avant l’arrivée de Derain, et notamment ses vues londoniennes, dont Westminster (1906) et le somptueux Effets de soleil sur l’eau, Londres (1906). Son Portrait de Vlaminck (1904-1905) révèle la personnalité flamboyante du seulpeintre dépourvu de formation académique. Les œuvres de ce dernier réservent une approche plus physique à la peinture, comme en témoignent les masses de couleur du Pont de Chatou (1906). Georges Braque offre des vues acidulées de l’Estaque, tandis qu’Émile Othon Friesz capture la vivacité des couleurs de l’automne. Peu à peu, les maîtres se distinguent des suiveurs, le fossé qui sépare les fauves des « fauvettes » (1) se creusant au fil de l’exposition. La partie consacrée au nu illustre à merveille cette scission. Lorsque Albert Marquet et Henri Manguin peignent des modèles en atelier, les couleurs utilisées sont vives mais les corps sculptés restent d’un grand classicisme. La Jarretière (1906) de Kees Van Dongen va plus loin. Le peintre fait naître un corps de femme d’un simple trait de peinture bleue. Seules quelques touches vertes simulent un vague modelé, et une unique tache rouge vient signaler la présence de la bouche, et donc du visage, caché sous un lourd chapeau. On assiste alors à la destructuration du corps de la femme, un an avant Les Demoiselles d’Avignon de Picasso.
(1) Terme ironique utilisé à l’encontre de peintres « fauves » jugés conventionnels.
- MATISSE-DERAIN. COLLIOURE 1905, UN ÉtÉ FAUVE, jusqu’au 2 octobre, Musée départemental d’art moderne de Céret, 8, bd Maréchal-Joffre, 66400 Céret, tél. 04 68 87 27 76, www.musee-ceret.com, tlj 10h-19h. L’exposition se poursuivra au Musée départemental Matisse du Cateau-Cambrésis, palais Fénélon, 59360 Le Cateau-Cambrésis, du 22 octobre au 22 janvier 2006, tél. 04 68 82 06 43, tlj sauf mardi, 10h-18h (fermé le 1er novembre). Catalogue, éd. Gallimard, Paris, 304 p., 385 ill. dont 285 ill. couleurs, 45 euros, ISBN 2-07-011815-0. - MATISSE ET SES AMIS. COLLIOURE 1905-1906, jusqu’au 9 octobre, château royal, 66190 Collioure, tél. 04 68 82 06 43, tlj 10h-18h. Catalogue édité par l’Association des amis du Musée de Collioure, 78 p., ill. couleurs, 25 euros, ISBN 2-90907-630-X. - ÉCLATS DU FAUVISME, jusqu’au 17 octobre, Musée de l’Annonciade, place Grammont, 83990 Saint-Tropez, tél. 04 94 17 84 10, tlj 10h-13h et 15h–20h. Catalogue, éd. Ville de Saint-Tropez, 120 p., ill. couleurs, 22 euros. MATISSE-DERAIN. COLLIOURE 1905, UN ÉTÉ FAUVE - Commissaires : Joséphine Matamoros, conservateur en chef du Musée départemental d’art moderne de Céret, et Dominique Szymusiak, conservateur en chef du Musée départemental Matisse du Cateau-Cambrésis - Nombre d’artistes : 2 - Nombre d’œuvres : 112 (21 Derain, 91 Matisse) - Nombre de salles : 9 MATISSE ET SES AMIS. COLLIOURE 1905-1906 - Organisation : Ville de Collioure - Nombre d’artistes : 9 - Nombre d’œuvres : 10 huiles, 9 aquarelles, 3 dessins, 5 bronzes - Nombre de salles : 1 petite, 1 grande ÉCLATS DU FAUVISME - Commissaire : Jean-Paul Monery, conservateur en chef du Musée de l’Annonciade - Nombre d’artistes : 13 - Nombre d’œuvres : 50 huiles, 6 aquarelles, 1 pastel - Nombre de salles : 1 petite, 1 grande
Un autre duo de fauves tient en ce moment le haut de l’affiche, au Musée de Lodève (Hérault). George Braque et Émile Othon Friesz ont fait ensemble un bout de chemin artistique, voyageant, entre 1906 et 1907, d’Anvers à La Ciotat en passant par l’Estaque. La conversion des deux artistes au style fauve dès le Salon d’automne de 1905 à Paris sert de point de départ au parcours riche d’une soixantaine d’œuvres provenant de collections publiques et privées, françaises et étrangères. Le visiteur pourra observer le revirement rapide des deux peintres vers le post-impressionnisme de Cézanne, juste avant la rencontre en 1908 de Braque et Picasso qui scelle les débuts du cubisme. L’exposition s’achève sur les œuvres de maturité toute personnelle des deux artistes. « Braque Friesz », jusqu’au 30 octobre, Musée de Lodève, square Georges-Auric, 34700 Lodève, tél. 04 67 88 86 10, tlj sauf lundi, 9h30-12h et 14h-18h
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°220 du 9 septembre 2005, avec le titre suivant : Été 1905 : un centenaire haut en couleur