Empruntant des objets au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, fermé pour travaux, le Musée Dapper dévoile l’univers très secret de l’initiation dans le bassin du Congo.
PARIS - L’Afrique subsaharienne demeure l’un des rares endroits du monde où le rituel affleure encore le quotidien. Certes, les ravages conjugués de la colonisation et des guerres incessantes qui lui ont succédé ont profondément altéré l’équilibre de certaines régions, telle la République démocratique du Congo et sa myriade d’ethnies. Mais force est de reconnaître que le caractère spectaculaire et la beauté des pièces collectées par les missionnaires et les ethnologues belges reflètent encore avec éclat la profonde cohérence des cultes nés dans ce territoire de plus de trois millions de kilomètres carrés qu’est le bassin du fleuve Congo.
En choisissant ce thème essentiel des rituels de passage et d’initiation, le Musée Dapper, à Paris, plonge le visiteur d’« Initiés, bassin du Congo » dans un univers quelque peu inquiétant, admirablement évoqué par ces statuettes, masques et parures d’une prodigieuse inventivité formelle. Présentés dans la première salle, les masques-bidons de l’artiste béninois Romuald Hazoumé en paraîtraient presque sages !
Au-delà de leur indéniable dimension esthétique (qui devrait ravir bien des amateurs d’art contemporain ou d’art brut), il convient de ne jamais oublier la haute portée symbolique de ces objets hérissés de poils de singe, criblés de clous ou auréolés de fibres de raphia : scander les différentes phases des rituels ; indiquer aux yeux de tous le nouveau statut des initiés et leur degré au sein de la hiérarchie. Véritables rébus visuels, ces artefacts délivrent ainsi des messages cryptés à qui sait les déchiffrer. Leur signification comme leur usage se devinent à travers les formes, couleurs et matériaux utilisés. Mais la prudence reste de mise : bien des objets voyagent d’une ethnie à l’autre, bien des rituels s’adaptent et se modifient au gré des groupes et des clans.
Les ethnologues constatent, cependant, une réelle homogénéité d’usages et de formes chez un certain nombre de peuples du bassin du Congo. L’initiation et les différentes pratiques qui s’y rattachent ont donné naissance à une production artistique admirablement mise en scène et explicitée par l’exposition du Musée Dapper.
Laboratoire formel
Il faut dire que l’un de ses commissaires scientifiques n’est autre qu’Anne-Marie Bouttiaux, la conservatrice en chef de la section ethnographie du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren (Belgique). Grâce aux nombreux prêts consentis par cette institution en cours de rénovation (lire p. 4), le parcours est d’une richesse exceptionnelle. Distinguant deux types d’initiation (la première permet aux jeunes gens de franchir symboliquement la frontière qui les sépare du monde adulte, la seconde donne accès aux savoirs de confréries secrètes fortement hiérarchisées), Anne-Marie Bouttiaux – secondée par Christiane Falgayrettes-Leveau et Anne van Cutsem-Vanderstraete – a ainsi puisé dans les réserves inépuisables du grand musée belge les objets les plus chargés de cette mémoire rituelle, et par là même les plus fascinants. L’exposition prend alors des allures de laboratoire formel des plus stimulants.
Parmi les pièces les plus spectaculaires, s’imposent les grands masques kakungu et mbawa du peuple Suku exhibés aux yeux de tous, la veille de l’entrée des novices au sein du camp initiatique. Leurs boursouflures et leurs protubérances étaient censées terroriser l’assistance, et tout particulièrement les femmes enceintes. Chez les Yaka, les masques étaient généralement dotés d’un nez démesuré et fortement retroussé : les ethnologues s’accordent à y voir un symbole phallique explicite renvoyant à la trompe de l’éléphant. Les masques de bois ou d’ivoire des Pendé – et plus encore leurs répliques miniatures si prisées des collectionneurs ! – paraissent d’un abord plus « aimable ». Certains d’entre eux revêtaient cependant un caractère de justicier, voire de tueur. Armés d’un fouet, les porteurs de masque encadraient ainsi les jeunes garçons au sein du camp et semaient la terreur quand ils s’aventuraient au village !
Empruntant leurs matériaux aux règnes végétal et animal (griffes, crânes, dents, écailles, peaux, plumes), les plasticiens Lega ont produit, quant à eux, des ornements et des coiffes qui traduisent bien l’extrême complexité des grades de la société secrète du bwami. Le Musée du quai Branly consacrera d’ici peu une exposition à ce peuple d’une inventivité inouïe. Il faudra, là aussi, s’y précipiter !
jusqu’au 6 juillet 2014, Musée Dapper, 35 bis, rue Paul-Valéry, Paris 75116, tél. 01 45 00 91 7, tlj sauf mardi et jeudi, 11h-19h. Toute l’actualité des rencontres et projections de films sur le site www.dapper.fr. Catalogue, sous la direction de Christiane Falgayrettes-Leveau, 272 p., broché 30 €, relié sous jaquette 39 €.
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Entre fascination et effroi
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Abonnez-vous dès 1 €Pendentifs ikhoko représentant le masque fumu ou pumbu et, à gauche, le masque muyombo, Pendé, République démocratique du Congo, ivoire, 8 cm, Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren. ©Photo : Hughes Dubois/MRAC Tervuren.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°401 du 15 novembre 2013, avec le titre suivant : Entre fascination et effroi