BRUXELLES / BELGIQUE
Les 400 dessins, toiles et documents regroupés en thématiques retracent chronologiquement l’évolution d’une œuvre qui, malgré l’appareil critique et l’ensemble des discours réunis, résiste magistralement aux tentatives d’explication qu’elle a elle-même orchestrées.
BRUXELLES (de notre correspondant) - Le choix de la photographie qui, traditionnellement, ouvre les rétrospectives des Musées royaux des Beaux-Arts, donne le ton de l’exposition. On se souvient du portrait emblématique réalisé par Duane Michals : un Magritte dédoublé posant en sphinx énigmatique. À son tour, Ensor se révèle théâtral dans la photographie qui le livre, regard goguenard et pose calculée devant une fenêtre où apparaît, tel un spectre, le visage de Mariette Rousseau. Toute l’exposition est contenue dans cette scène symbolique : l’assurance d’être un des chefs de file de la modernité, sinon son phare exclusif ; la confiance dans l’avenir et, au même endroit, le doute qui assaille, la fragilité qui se creuse, comme une ombre prise dans l’épaisseur de la vitre ; l’amour interdit, enfin, qui hante l’œuvre dite “bourgeoise” où couve en permanence un drame. La qualité du choix du portrait est soulignée par le sens adopté pour la visite. Celui qui se soumettra au parcours proposé pourra vivre le long processus qui conduisit Ensor de la fébrilité moderniste au désenchantement et à l’amertume, où masques et squelettes parodient la vie sociale et son “théâtre de la cruauté”. Prenant la succession des salles et les quelque 400 pièces réunies à contresens, le même visiteur commencera par le pire : cette grande pièce où la peinture – quantitativement la plus nombreuse dans l’œuvre du peintre, puisqu’elle regroupe une production qui s’éternise entre 1900 et 1949 – apparaît dérisoire, alors que le peintre se revendique surtout musicien. De cet ensemble cacophonique, qui révèle autant l’absence de substance que l’ennui de peindre, on remontera ensuite le courant pour retrouver la succession des chefs-d’œuvre rassemblés. Des Mauvais Médecins au Salon bourgeois, en passant par Le Foudroiement des anges rebelles ou la série des Auréoles du Christ, le génie d’Ensor s’affirme incontestable et surgit comme une suite d’interrogations et de remises en cause qui manifestent une capacité critique et une énergie rarement égalées dans l’art moderne.
À travers cette exposition qui flirte avec l’exhaustivité – malgré quelques absences remarquées, comme L’Entrée du Christ à Bruxelles, jugée trop fragile par le Getty Museum –, Gisèle Ollinger-Zinque a voulu asseoir Ensor dans son rôle de figure majeure de l’art moderne. Assuré, ce statut ne peut se départir d’une certaine ambiguïté que l’exposition ne met pas totalement en lumière. L’exercice même de la rétrospective va dans le sens voulu par le peintre lorsqu’il s’est agi de façonner le mythe du solitaire. Pourtant, chaque œuvre “transpire” de citations et de références qui font appel à l’art du passé – pour mieux ancrer l’homme dans une longue tradition –, mais aussi à ce présent par ailleurs violemment récusé par Ensor. Manet, Rops, Whistler, Khnopff et bien d’autres apparaissent ainsi en filigrane, quand ce n’est pas à travers un jeu de citations qui tend parfois au détournement. On regrettera dès lors l’absence de mise en contexte de l’œuvre. La lecture de l’ensemble – non exhaustif – des lettres d’Ensor publiées pour l’occasion(1) atteste de l’art consommé du peintre à écrire lui-même sa “belle légende du moi”.
Si cette splendide solitude inhérente à toute rétrospective brouille les pistes, elle permet aussi aux organisateurs quelques magnifiques rapprochements : le masque n’apparaît plus subitement, mais s’esquisse progressivement, dès 1881, à travers nombre de tableaux à caractère social ; l’évolution du paysage, et particulièrement des marines, révèle une sensibilité proche du symbolisme ; les natures mortes s’imposent comme une suite de confessions qui trahissent l’évolution du statut précaire de l’homme face au monde des objets ; l’œuvre satirique témoigne d’une conception critique de l’idée d’avant-garde comme principe dogmatique. Au fil d’une exposition qui offre une succession de bons moments bien mis en scène et orchestrés avec sensibilité, Ensor, moins solitaire qu’il n’y paraît, semble insaisissable au cœur d’une modernité qui ne cesse de nous gouverner.
1. Lettres à Emma Lambotte 1904-1914, Centre international pour l’étude du XIXe siècle-La Renaissance du Livre, 995 FB, et X. Tricot (Ed.), Lettres de James Ensor, Labor, 999 FB.
Jusqu’au 13 février, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 3 rue de la Régence, 1000 Bruxelles, tél. et réservation au 32 2 706 06 00, tlj sauf lundi 10h-17 h, vend. 10h-21h. Catalogue, 1 250 FB.
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Ensor insaisissable
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Abonnez-vous dès 1 €- F.-C. Legrand, James Ensor, La Renaissance du Livre, 1999, ISBN 2-8046-0295-8 - Michel Draguet, James Ensor, Gallimard, 1999, ISBN 2-07-011602-6
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°92 du 5 novembre 1999, avec le titre suivant : Ensor insaisissable