LYON
La commissaire de la Biennale de Lyon 2017 donne sa version de l’appropriation par les artistes de la question du moderne, thème d’une trilogie dont elle conçoit le deuxième volet. Elle s’explique aussi ici sur la notion de « monde flottant ».
Thierry Raspail a souhaité faire de la question du « moderne » le fil rouge de la trilogie 2015-2019 de la Biennale d’art contemporain de Lyon. Comment avez-vous conçu cette édition ?
Ce qui m’a intéressée, c’est d’explorer comment le contemporain continue de puiser dans ces étincelles qui ont été allumées par le moderne, au-delà des citations formelles ou formalistes. Par exemple, Isadora Duncan ou Loïe Fuller, qui sont les précurseures de la danse moderne, tant par leur dialogue avec les arts visuels que par la manière dont elles libèrent la danse du carcan de l’académisme, peuvent-elles encore nourrir la réflexion des artistes contemporains ? Dans le champ de la musique, les recherches des compositeurs d’avant-garde, la fragmentation de la forme chez Schönberg avec le dodécaphonisme ou la musique de plein air ou d’ameublement de Debussy ou Satie, inspirent-elles encore les créateurs ? Tout comme la poésie de Mallarmé, cet inventeur de l’espace moderne, selon Marcel Broodthaers, qui transparaît dans les installations de poésie en action d’Ewa Partum ou de Rivane Neuenschwander, dans les formes mobiles de Cerith Wyn Evans. J’ai voulu montrer comment la modernité a été un champ d’expériences ouvrant les formes de l’œuvre d’art à d’autres champs. Je poursuis cette recherche sur laquelle je travaille depuis longtemps, la porosité entre l’art et le vivant, le son, la performance, afin de faire émerger autre chose, de nouvelles formes.
Quelle place tient cette relecture de la modernité dans la création contemporaine ?
La relecture de la modernité reste fertile aujourd’hui. Quand Umberto Eco écrit L’Œuvre ouverte en 1965, la scène de l’art était sensible à d’autres influences, à d’autres champs. Les œuvres de Calder, Fontana partageaient une sensibilité avec celle de James Joyce et les compositions de Pierre Boulez, John Cage ou Luciano Berio, lequel fait de la radio un instrument de musique à part entière. Certaines propositions de la Biennale génèrent une œuvre musicale, poétique, atmosphérique. Elles se réinventent comme autant de partitions que l’on peut réinterpréter, avec une grande liberté. Dans son élan vers de nouvelles formes, la modernité est fondamentalement émancipatrice, tant dans la définition de l’œuvre d’art que dans la place accordée au spectateur, emmenant l’homme vers de nouvelles directions. Un des enjeux de la Biennale a été de revisiter le moderne dans sa capacité à être un déclencheur de nouvelles formes dans l’art contemporain. Il y a parfois une porosité, une forme d’hybridation, comme une métaphore de l’art ; l’artiste n’est pas nécessairement dans sa tour d’ivoire et peut dialoguer avec d’autres formes, d’autres champs, d’autres artistes.
Quand Thierry Raspail m’a proposé ce projet, c’était au lendemain des attentats [de novembre 2015 à Paris], dans cette période de grande incertitude. Je ne souhaitais pas que cette biennale affirme des certitudes sur l’état du monde de manière déclamatoire. Nous sommes, me semble-t-il, dans un état un peu mélancolique partagé par de nombreux d’artistes. Il est intéressant d’observer que cette sensibilité était aussi présente lors de l’émergence de la modernité. Rainer Maria Rilke s’interrogeait sur la place du poète et de l’artiste au sein du monde moderne, d’un univers en expansion, ouvert, confiant combien il était « étrange de voir ainsi que tout ce qui se rattachait, librement vole de-ci de-là, dans l’espace sans lien ». J’ai voulu explorer cet état d’un monde flottant, qui génère un imaginaire partagé par les artistes, dans son ambivalence afin peut-être de donner une tonalité à la Biennale. Cette proposition s’inscrit dans une époque marquée par une constante mobilité et l’accélération des flux, cette « liquidité » du monde et des identités analysée par Zygmunt Bauman. Le sociologue décrit la société contemporaine par une constante mobilité engendrant la dissolution des relations et des identités, le déracinement des individus « hypermodernes ».
Le titre de la Biennale renvoie effectivement aussi au « monde flottant » [ukiyo, « monde impermanent »], ce moment très particulier de prise de conscience au Japon, lorsque les Japonais comprennent que la société n’a plus la stabilité à laquelle ils aspiraient. Au sein de cette impermanence, la beauté, la poésie, les images peuvent être des viatiques pour accéder à un autre état du monde. Le monde de l’art est aussi le partage d’un monde. Il y a dans le parcours des temps d’arrêt, de méditation, de contemplation, comme des accalmies dans cette accélération permanente des flux, des moments de flottement, de questionnement, où l’on peut réinventer des modes de pensée, de partage.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Emma Lavigne : « La relecture du moderne reste fertile aujourd’hui »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°485 du 22 septembre 2017, avec le titre suivant : Emma Lavigne, directrice du Centre Pompidou-Metz, commissaire invitée de la 14e Biennale de Lyon : « La relecture du moderne reste fertile aujourd’hui »