LYON
Les « Mondes flottants » d’Emma Lavigne donnent la vision d’un art empreint d’une poésie puissante et très formaliste. Peu de place est laissé à la jeune création.
Lyon. Rien ne tient dans cette 14e Biennale de Lyon. Des silos profonds de la Sucrière aux étages calfeutrés du Musée d’art contemporain (MAC), tout se délite, tout fuit, rien ne reste. Des sons filtrent de partout, des voiles flottent au vent puissant, de l’eau goutte du plafond, les sculptures elles-mêmes bougent. S’appuyant sur la notion de « moderne », cadre conceptuel imposé par Thierry Raspail, directeur artistique de la Biennale, sa commissaire invitée, Emma Lavigne, a dû composer un paysage de la création contemporaine tout en gardant un œil dans le rétroviseur. Et prolonger en appendice la notion de modernité en lui adjoignant celle de « mondes flottants » : une sensation empruntée à la philosophie japonaise pour désigner l’impermanence des choses, la volatilité propre au vivant d’où jaillit sa puissante poésie, sensation qui caractériserait un certain état actuel de « liquidité du monde et des identités », selon Emma Lavigne (lire p. 16). De ce constat ne résulte pourtant nulle prise de conscience de la réalité du monde, de ses affects ou des courants qui l’ébranlent, mais une appréhension purement formelle ou sensible, dénuée de sens politique.
Dans ce regard rétrospectif surgit un nombre important d’œuvres relativement anciennes, datées en particulier des années 1960-1970, et pour beaucoup issues des collections du MAC et du Centre Pompidou. Ainsi les sculptures biomorphiques de Hans Arp, mort en 1966, dialoguent-elles au MAC avec les formes molles, déployées en environnement immersif, du Brésilien Ernesto Neto, né en 1964. L’installation sonore Clinamen de Céleste Boursier-Mougenot, harmonie de bols de porcelaine s’entrechoquant dans l’eau bleue, prend place dans le dôme géodésique de Richard Buckminster Fuller, conçu en 1957, installé au centre-ville de Lyon (lire p. 18-19). Au MAC encore, les plaques en acier poinçonné de Lars Fredrikson dialoguent avec les toiles perforées de Lucio Fontana, et un magnifique Rotateur de lumière, soleil de la mer de Heinz Mack daté de 1967, surface argentée animée d’ondulations, entre en résonance avec le mobile miroitant A = P = P = A = R = I = T = I = O = N (2008) de Cerith Wyn Evans. Ces rapprochements formels heureux laissent cependant peu de place à la découverte en matière de jeune création, et accusent une approche très formaliste, dans un accrochage muséal et « léché ». Ainsi, en particulier au MAC, oublie-t-on parfois que l’on visite une biennale d’art contemporain, et non pas une exposition d’art moderne…
Volontiers vouées à l’épure, les œuvres tendent parfois à s’effacer d’elles-mêmes. Ainsi Marcel Broodthaers, dans une performance filmée en 1969, écrit sous la pluie des mots qui disparaissent aussitôt, tandis que la New House (2000) de Lygia Pape, structure architecturale aux pans arrachés, se détruit sous nos yeux. De ce sentiment d’érosion naît une mélancolie tenace, particulièrement prégnante à la Sucrière, où l’ancien bâtiment industriel en béton gris et aux points de vue spectaculaires accueille des installations plus vastes. Au sol, Hans Haacke réactive son Wide White Flow de 1967, immense voile blanc agité d’un vent continu, tandis que Together (1969) fait s’activer un réseau de tubes gorgés d’eau. En contrepoint, les Floats (1970) de Robert Breer, hautes sculptures arrondies, circulent en ballet lent. Le tout est blanc, immaculé et bien aligné, presque clinique. Les énormes blocs de mâchefer récoltés par Lara Almarcegui à la suite de la destruction d’une usine paraissent eux-mêmes trop bien rangés.
Plus loin, la poésie décolle en faisant place à la sensation avec le mouvement des « ailes » de Susanna Fritscher dont la rotation produit une vibration sonore bouleversante, ou la symphonie de gouttes d’eau de Doug Aitken tombant sur une surface primordiale aux reflets glauques (lire p. 18-19).
À l’étage de la Sucrière le propos se noircit, et du même coup se densifie. Autour des coursives s’enroulent une série de fantômes. Débordant vers l’extérieur, la caverne du metteur en scène Philippe Quesne, vaste poche de plastique noir issue de son spectacle Welcome to Caveland !, répand sa masse informe, tandis que les photographies de Peter Moore ravivent le souvenir de performances des années 1960. Ravivant elle aussi un spectre, la jeune artiste polonaise Ola Maciejewska fait revivre dans une vidéo très lynchienne le spectre de la danseuse Loïe Fuller, que prolongent un peu plus loin les sortes d’ectoplasmes photographiques de l’artiste espagnol Darío Villalba, personnages mélancoliques coincés dans des bulles de plastique. Des présences fantomatiques que l’on retrouve au dernier étage de la Sucrière dans la vidéo toute récente de Melik Ohanian, Borderland. I Walked a Far Piece, projetée sur quatre écrans simultanés ; des anges vagabonds y divaguent sur les toits de Brooklyn au petit matin, à cette heure flottante où plus rien n’est certain. C’est peut-être cette image, au terme d’un panorama de l’art diffus et mouvant, que l’on gardera de cette Biennale. Celle d’une œuvre qui mérite l’attention, célébrant une réalité éphémère et désincarnée.
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Une Biennale en quête de sensations
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°485 du 22 septembre 2017, avec le titre suivant : Une Biennale en quête de sensations