Le Centre Pompidou consacre une vaste rétrospective à l’artiste surréaliste. Une mise en lumière riche de l’œuvre d’une femme indépendante et avant-gardiste trop souvent restée dans l’ombre de l’imposant Picasso.
Paris.« Dora aux visages divers et toujours beaux », écrit en 1937 la poétesse Lise Deharme en dédicace de son livre Le Cœur de Pic illustré par Claude Cahun. On ne saurait mieux dire. Dora Maar (1907-1997) a 30 ans et déjà derrière elle une vie dense, intense et une œuvre photographique – publiée et exposée – aux multiples facettes. Carrière professionnelle et artistique, relations amicales ou amoureuses sont indissociables du mouvement surréaliste et de ses propres engagements politiques. Tout comme le furent les quarante années qui ont suivi, à Paris, puis à Ménerbes dans le Luberon, après-guerre, bien que placées sous le signe du retrait progressif de la scène artistique à partir des années 1960-1970.
Les recherches scientifiques menées au Centre Pompidou par Damarice Amao, Karolina Ziebinska-Lewandowksa et par Amanda Maddox du J. Paul Getty Museum en collaboration avec Emma Lewis de la Tate Modern, conjuguées avec les 400 œuvres et documents en provenance de 80 prêteurs, permettent pour la première fois d’en avoir une vision globale, et approfondie, tant sur les dix années de production photographique que sur les quarante années de création picturale ou graphique – cette période étant la plus méconnue de l’artiste.
La dispersion du fonds d’atelier de Dora Maar et de ses œuvres après sa disparition, lors des premières ventes aux enchères en 1998, n’a pourtant pas facilité la tâche. L’investigation a demandé du temps, comme le travail d’indexation et de numérisation du fonds détenu par le Musée national d’art moderne. « Dora Maar n’avait pas le souci de son œuvre », souligne Karolina Ziebinska-Lewandowksa. « Elle n’a fait aucun effort pour préserver sa mémoire. » Elle n’en a pas fait davantage pour la promouvoir ou l’archiver quand elle s’installe en 1945 à Ménerbes. Lorsqu’en juillet 1990 Marcel Fleiss de la galerie 1900-2000 lui organise une exposition, elle n’assiste pas au vernissage. Quand le Centre Pompidou, cinq ans plus tard, organise la première rétrospective de son œuvre photographique en partenariat avec la Bancaixa de Valence à l’origine de la toute première, elle l’annule deux mois avant son inauguration.
La monographie que signent aujourd’hui à Paris les deux conservatrices du département de la photographie du Musée national d’art moderne marque la première étape de son itinérance. « Elle se distingue de celles qui vont successivement s’organiser à la Tate Modern, [à Londres], puis au Getty [à Los Angeles] par sa présentation la plus large de l’œuvre », précise Karolina Ziebinska-Lewandowksa. Le parcours est marqué par sa détermination à sortir Dora Maar de son image de muse et modèle de Picasso, puis de femme détruite après leur séparation. La section consacrée à la rencontre et à leur relation (la cinquième sur sept, que compte la rétrospective au total) est ainsi volontairement traitée comme une tranche de vie dans l’existence de Dora Maar.
Avant de se former à la photographie, Henriette Théodora Markovitch a suivi les cours à l’Union centrale des arts décoratifs, où elle se lie d’amitié avec Jacqueline Lamba, Marianne et Marie-Rose Clouzot, puis s’inscrit aux cours d’André Lhote, où elle rencontre Henri Cartier-Bresson et le critique d’art Marcel Zahar, qui lui conseille de se former à la photographie. Une période illustrée dès l’entrée de l’exposition avec des documents, photographies d’époque et deux peintures, dont une de Marianne Clouzot (1927) intitulée Synthèse avec Dora Maar. En regard, l’extrait du film Quai des Orfèvres, réalisé en 1947 par Henri-Georges Clouzot, où l’on voit Suzy Delair poser pour Dora Monnier interprétée par Simone Renant vient rappeler que le cinéaste s’est inspiré pour ce personnage de la personnalité indépendante de Dora Maar, qu’il a connue grâce à ses cousines Marianne et Marie-Rose Clouzot.
Les sections suivantes éclairent son travail photographique, où dominent l’expérimentation, le portrait, le collage et l’attrait pour l’étrangeté, mais aussi l’intérêt pour les « petites gens » et leurs situations sociales quand elle arpente les rues de Paris, de Barcelone ou de Londres. Les portraits de Jacqueline Lamb ou Nusch Éluard suggèrent d’autres amitiés importantes. « Elle est une surréaliste née », souligne Damarice Amao. Proche de Breton et d’Éluard, elle l’est aussi de Bataille avec qui elle entretiendra une relation et partagera la thématique de l’œil si chère à l’écrivain.
La section réservée à la relation avec Picasso s’attache à développer ce qui progressivement la préoccupe, cette fois en peinture, encouragée par Paul Éluard et Picasso lui-même dans son entreprise. Les natures mortes correspondent aux années de plomb de l’occupation allemande, tandis que les paysages de Ménerbes, de facture plus classique, et les recherches en matière d’abstraction suggèrent l’autre partie de vie qu’elle entame dans le Luberon. « Dora Maar n’a jamais cessé de travailler », rappelle Damarice Amao. C’est ce que raconte la dernière section dans un florilège de peintures, de dessins, qui traduisent les émotions qu’elle éprouve face aux paysages provençaux ou lors de ses méditations religieuses. On est loin de l’image de la femme détruite par la rupture avec Picasso évoquée à l’envi. Les dialogues artistiques avec André du Bouchet ou avec Nicolas de Staël introduisent à d’autres amitiés, d’autres liens, d’autres expositions et publications.
Le parcours du Musée national d’art moderne et le catalogue ne cherchent pas à comprendre le repli de l’artiste à partir des années 1970, pas plus que les textes instructifs du catalogue. À raison, quand on sait combien la relation avec Picasso a pu mettre en sourdine sa vie d’artiste, surtout les quarante dernières années.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : Dora Maar loin des clichés