Placée sous le signe du silence, l’exposition de Djamel Tatah au Musée Fabre mêle œuvres récentes et anciennes. Le parcours thématique révèle la permanence de préoccupations conceptuelles chères au peintre depuis ses débuts, dans les années 1980.
C’est le titre de l’exposition organisée par le Musée Fabre. Le silence, pour Djamel Tatah, c’est la capacité de mettre à distance le bavardage de l’image grâce aux outils de la modernité. Ce qui caractérise le travail de l’artiste, c’est l’usage systématique des technologies modernes : avoir recours à un répertoire de sources photographiques, personnelles, tirées de l’actualité ou du monde de l’art, numérisées puis recomposées informatiquement, afin de réaliser un dessin qui sera ensuite projeté sur la toile. Vient enfin le travail de peinture, à la main. Ce procédé formel amène une distance mécanique et un caractère répétitif qui, d’emblée, s’est imposé comme la marque de l’artiste dès ses débuts dans les années 1980. L’époque est aux figurations néo-expressionnistes hautes en couleur, très matiéristes et gestuelles. Bien sûr, Djamel Tatah connaît toute cette peinture figurative, mais ce qui le marque particulièrement, c’est surtout le formalisme, l’abstraction, comme l’expressionnisme américain d’Ellsworth Kelly et de Barnett Newman. Dans ce sillage, la peinture de Djamel Tatah se construit aux lisières de l’abstrait et du figuratif. Ni réaliste ni expressionniste, sa peinture distanciée, conceptuelle, prône une forme d’abstraction de l’histoire.
Artiste franco-algérien, Djamel Tatah se définit comme un « mutant ». La question identitaire des origines et celle de l’hybridité se posent à lui depuis ses débuts. Nombreuses sont les œuvres qui détournent des images liées aux tragédies de l’histoire, sur l’autre rive de la Méditerranée : destruction des ruines du marché d’Alep ou des sculptures du Musée de Palmyre par des vandales de l’État islamique ; soulèvements de l’Intifada palestinienne ; réfugiés de Syrie ; immigration algérienne avant et après l’indépendance et vagues de migrants affluant en Europe de Lybie, de Somalie ou du Yémen. Mais de la violence de ces faits, l’œuvre ne montre rien de manière directe. Il n’est question que d’allusions. Et toujours se répète un procédé formel qui privilégie la distanciation et le dépouillement. Les figures restent génériques, sans psychologie ni indication d’appartenance raciale ou sociale. Cette abstraction de l’histoire induit une réception mitigée. Certains y lisent une allégorie qui dit la misère de la condition humaine, d’autres y voient la facilité d’une peinture édulcorée dans laquelle l’alibi humanitaire du sujet n’est qu’une subversion de surface.
Autre dominante dans les procédés employés par Djamel Tatah : la représentation de figures humaines sans décor, entourées de fonds plats de couleur unie. La palette est restreinte. Le teint des figures est de couleur pâle, blanchâtre, agrémentée de plus ou moins de bleu. Des visages aux mains, il s’agit d’utiliser une couleur abstraite, employée pour son caractère pictural et non comme écho à une couleur de peau particulière. Pour les fonds, Djamel Tatah s’inscrit dans la longue tradition du monochrome. Ici, il use de superpositions de teintes, de recouvrements et de strates de couches, allant de la leçon de Matisse à celle de Mark Rothko. Là, il travaille sur l’impact visuel que produit sur le spectateur la frontalité de murs de couleur, héritiers des minimalistes Barnett Newman, Robert Mangold ou Robert Ryman. Par la question de l’échelle – les figures sont généralement peintes à taille réelle – et par la démultiplication de la surface en polyptyques, Djamel Tatah s’inscrit dans la tradition de l’abstraction américaine. Abstraction dont le caractère décoratif cherche à créer un lien particulier avec le spectateur, un lien physique où l’espace peint s’ouvre sur l’espace réel, en espace de méditation.
Arrêt sur image. Dans la peinture de Djamel Tatah, les figures ne bougent pas. Elles semblent plongées dans un état intérieur méditatif. Leurs gestes sont arrêtés. Il y eut cependant quelques nuances dans ce principe formel : dans la première décennie de création, l’artiste représente les figures essentiellement debout ou assises. Hiératiques. Puis, vers la fin des années 1980, émergent les figures gisantes, étendues à terre, suspendues dans le champ de couleur pure. Enfin, viennent, à la fin des années 1990, les figures qui semblent vaciller, perdre l’équilibre, chuter. Ce qui intéresse alors Djamel Tatah, c’est la gestualité des corps, leurs mouvements mis en suspens. Inspiré tout particulièrement par la danse et les dynamiques chorégraphiques. Des destinées humaines, l’artiste dit être sensible à ce qui en elles témoigne d’une sorte d’élévation, tout autant que d’une chute. Physiquement, socialement, spirituellement. Face à cette complexité, le procédé formel, lui, joue toujours la carte de l’épure et de la répétition. Dans cette quête de temps suspendu, on retrouve le dépouillement qui caractérise le travail de Djamel Tatah. Abstraction, anonymat, distanciation : le champ d’interprétation reste ouvert ; c’est au spectateur d’y ressentir le trouble universel de la condition humaine, ou pas.
Dans le dispositif de création mis en place par Djamel Tatah, on retrouve l’usage de grands formats et de polyptyques qui jouent de la répétition d’une même figure. Ce principe a été introduit quelques années avant le tableau Les Femmes d’Alger, peint en 1996, dans lequel l’artiste exacerbera ce procédé formel. À partir de cette époque-là, la répétition deviendra de plus en plus présente par l’usage de polyptyques ou de panneaux isolés, dans lesquels on retrouve une même figure survivante, avec parfois plusieurs années d’écart entre une toile et l’autre. Ainsi, explique Djamel Tatah, « pourquoi ce personnage est-il répété plusieurs fois ? C’est pour accentuer l’idée. Comme dans la musique répétitive, cela devient progressivement lancinant. Mais c’est une fausse répétition. Tout se passe dans les nuances. » Il y a dans certains de ces ensembles une réelle dimension décorative. Maintes fois reproduites, enchevêtrées, les figures humaines se trouvent transmuées en motif ornemental, jusqu’à prendre l’aspect d’une frise. Ce qui tend à déréaliser les figures et cherche à créer une sensation de solitude dans la multitude. Parfois l’espace est unifié, parfois les panneaux sont séparés. Ainsi, la peinture devient une sorte d’équivalent d’une séquence filmique ou d’une image chronophotographique, comme lorsque l’artiste joue sur la variation des poses d’un même modèle. Autre manière d’induire, par le rythme, un espace d’échange avec le regardeur.
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Djamel Tatah au kaléidoscope
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°762 du 1 mars 2023, avec le titre suivant : Djamel Tatah au kaléidoscope