GRENOBLE
Quatorze artistes explorent le poids des non-dits et leurs conséquences sur la société contemporaine algérienne.
Grenoble. Le temps semble suspendu dans l’exposition « En attendant Omar Gatlato : épilogue » construite en écho au film de Merzak Allouache, Omar Gatlato (1977). La directrice du Magasin-Centre d’art contemporain de Grenoble, Céline Kopp, précise que l’exposition explore « la suspension existentielle » qui caractérise la société algérienne depuis plusieurs décennies, et encore plus depuis le soulèvement populaire du Hirak. Cette exposition est le troisième volet d’un projet né en 2016 qui s’interroge sur « la représentation des œuvres d’art liées à un territoire national », selon la commissaire Natasha Marie Llorens. Ainsi Repérages (2022), l’œuvre sonore de Hichem Merouche, combine-t-elle la suspension et l’idée de territoire, à travers les bruits du port d’Alger : dans la nef du Magasin, sirènes de bateaux, son des vagues et coups de canon commémoratifs composent un paysage sonore intemporel, mais lié au récit officiel algérien. À l’image de cette œuvre, l’exposition aborde des thèmes politiques ou sociaux de biais, que ce soient les relations de couple (Djamel Tatah), l’importance de la musique pour les exilés (Hakima El Djoudi) ou l’ambiguïté du rapport à la langue arabe (Nesrine Salem).
La commissaire a choisi des artistes vivant en Algérie et des artistes de la diaspora, tout en privilégiant de jeunes artistes qu’elle estimait « essentiel d’inclure » dans le projet. L’exposition procède par touches successives et par analogies suggérées, car Natasha Marie Llorens a construit son projet d’abord sur « un impératif politico-esthétique, puis un impératif conceptuel ». Le film Omar Gatlato de Merzak Allouache sert de métaphore filée de l’entre-deux et de la suspension, puisqu’il raconte l’hésitation d’un jeune homme au seuil de l’âge adulte.
Suspension, exils ou états intermédiaires, les artistes exposés explorent ce qui ne se voit pas facilement et ce qui affleure. Cet entre-deux surgit dans le film La Tempête de Dania Reymond-Boughenou (2016) où des enfants rejouent un souvenir du père de l’artiste, une séance de cinéma en plein air en Algérie. De même la cartographie 3D du désert par Lydia Ourahmane et Yuma Burgess se lit-elle comme un jeu sur le vide et le non-dit : tentative de mettre en forme un espace hostile grâce aux algorithmes, et allusion aux traces de la colonisation, puisque le désert du Tassili illustre « les instruments de conquête » territoriale du colonisateur et « les matériaux » qu’il en a extraits, selon la commissaire.
Au fil des œuvres apparaissent des épisodes historiques marquants dont l’Algérie contemporaine garde une trace discrète, comme la présence continue des Pères Blancs, ordre missionnaire catholique français. La sculpture de Fayçal Baghriche évoque ainsi la statue du cardinal Lavigerie installée devant la basilique Notre-Dame d’Afrique à Alger, dont le bras droit a mystérieusement disparu [voir ill.]. L’œuvre restitue ce bras, qui tient une longue croix, un geste familier pour les catholiques, mais ici étrangement dérisoire. Plus contemporaines, les œuvres de Sofiane Zouggar s’intéressent aux stades de foot et à leur rôle politique [voir ill.]. Dessins, documents d’archives et sculptures creusent la métaphore de l’incendie superposé à l’image des stades, hauts lieux de la contestation populaire lors du Hirak à partir de 2019.
La commissaire explique qu’elle a comme point commun avec ces artistes de considérer que « le registre esthétique est déjà politique », ce qui transparaît dans la plupart des œuvres. Cette attention portée à l’alliance entre esthétique et politique confère à l’exposition une unité, au-delà de l’origine géographique des artistes. Et le visiteur conserve en mémoire certaines images marquantes, comme les robes des chevaux filmés en gros plan par Hichem Merouche dans un centre d’équithérapie aujourd’hui menacé par un projet immobilier : la vidéo rappelle en filigrane la longue tradition équestre algérienne, peu connue du grand public.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°612 du 26 mai 2023, avec le titre suivant : La nouvelle scène algérienne au Magasin de Grenoble