PONT-AVEN
Mères, femmes, amantes, elles ont soutenu la carrière de ces artistes et, souvent, ont créé avec eux. Le Musée de Pont-Aven les sort de l’anonymat et leur rend hommage.
Pont-Aven (Finistère). « Derrière chaque grand homme se cache une femme. » Sophie Kervran, la directrice du Musée de Pont-Aven qui a engagé son institution dans la valorisation de la place des femmes dans l’histoire de l’art, montre avec Charlotte Foucher-Zarmanian, commissaire de l’exposition, à quel point ce proverbe était encore pertinent chez les Nabis. Il s’agissait d’un groupe exclusivement masculin construit sur le modèle d’une société secrète mystique. Peut-être le contexte particulier de la fin du XIXe siècle, qui vit l’essor du mouvement féministe, a- t-il poussé ces jeunes hommes, dont plusieurs s’étaient rencontrés au lycée, à se conforter ainsi les uns les autres dans leur masculinité. Il faut noter d’ailleurs que certains d’entre eux ont grandi avec une figure maternelle puissante – ces mères ont leur place dans l’exposition.
Le parcours débute par Hommage à Cézanne (1900) de Maurice Denis. Dans ce tableau, neuf hommes vêtus de noir entourent une nature morte installée sur un chevalet, Compotier, verre et pommes du maître aixois. Tout à fait à droite, Denis a représenté Marthe Meurier, qu’il a épousée en 1893. Regardant avec un léger sourire le spectateur qu’elle introduit ainsi dans le tableau, Marthe porte un face-à-main, invitation à observer et comprendre. Le rôle d’intercesseur, sorte de sainte munie de son attribut, que lui donne ainsi le peintre montre l’importance qu’elle avait dans sa vie. Des photos prises par Marthe de son mari avec leurs enfants confirment ce lien très fort.
Un « port d’attache » : c’est ainsi que les Nabis voient leurs compagnes, « dans le droit-fil des conventions de l’époque », note Charlotte Foucher-Zarmanian dans le catalogue. Une salle est consacrée à la vie de famille dont les femmes sont les piliers. Elles sont souvent représentées cousant ou s’occupant des enfants. Certaines d’entre elles assument également le rôle d’hôtesse entretenant les liens du groupe : l’élégante France Rousseau, épouse de Paul Ranson, a été plusieurs fois peinte par Maurice Denis qui vantait son « inaltérable gaieté ». Peu de femmes ont échappé à ce cadre patriarcal. Le catalogue présente l’actrice, journaliste et autrice polonaise Gabriela Zapolska, qui a vécu deux ans avec Paul Sérusier, mais elle n’est pas évoquée dans l’exposition. Lucie Reiss, maîtresse et modèle d’Édouard Vuillard et épouse du marchand de l’artiste, Jos Hessel, a été le pivot d’un ménage à trois vécu de manière harmonieuse. Elle a beaucoup contribué à faire connaître le peintre et, à ce titre, figure dans la section « Tirer les ficelles » de l’exposition, qui présente celles qui, par leur entregent et leurs commandes, ont joué un rôle actif dans la réussite des Nabis. Gabrielle Bernheim, fille et sœur de marchands de tableaux, épouse de Félix Vallotton, et Gabrielle Questroy-Wenger, belle-mère de Georges Lacombe, en font également partie.
C’est par leurs qualités artistiques et leur habileté aux ouvrages de dame que d’autres ont trouvé leur place dans la carrière des Nabis, dont on sait l’importance qu’ils accordaient aux arts décoratifs. Laure Bonnamour, mère de Georges Lacombe, pratiquait la peinture, la gravure, l’illustration et la broderie. Elle est l’exécutante et peut-être la coautrice des cartons de plusieurs broderies et tapisseries de son fils et de Paul Ranson. France Rousseau-Ranson a réalisé une demi-douzaine de tapisseries avec Ranson et Lazarine Baudrion a obtenu avec son mari, Jozsef Rippl-Ronai (le « Nabi hongrois »), un diplôme d’argent à l’Exposition universelle de 1900 pour une tapisserie créée en commun. La Femme à la robe rouge (1898) témoigne de leur talent. Les couleurs magnifiquement conservées de cette tapisserie sont peut-être dues à l’attention que portait Aristide Maillol aux teintures des fils qu’il utilisait pour ses propres créations. C’est auprès de lui et de son épouse, Clotilde Narcis, couturière professionnelle, que les Rippl-Ronai ont appris cet art.
Enfin, on ne peut qu’être ému par le destin de Marguerite Gabriel-Claude, épouse de Paul Sérusier. Passée par l’École des beaux-arts de Paris, elle devient professeure des écoles de la Ville de Paris et s’inscrit parallèlement à l’académie Ranson où enseigne Sérusier. Celui-ci la recommande au couturier Paul Poiret, probablement pour superviser l’atelier Martine qui produit des modèles de tissus et papiers peints. Le paravent Paysage vallonné à quatre feuilles (vers 1910) est une interprétation personnelle de motifs empruntés à Paul Sérusier. Atteinte d’une longue maladie mentale dont elle a fini par se remettre, elle a passé la fin de sa vie à faire connaître l’œuvre de son mari décédé.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Dans les coulisses des Nabis