S’il s’est affirmé comme sculpteur, Maillol n’a jamais cessé de peindre. Son œuvre, véritable célébration de la féminité, révèle une esthétique où l’équilibre des formes rivalise avec la pureté des traits, ceux de ses modèles Clotilde Narcisse et Dina Vierny.
Punaisé sur la porte du grenier sordide qui lui servait d’atelier, rue de Seine, en 1889, un papier : « Aristide Maillol, Artiste-Peintre, Frappez fort ». Car c’est en peinture que le jeune homme, né à Banyuls-sur-Mer en 1861 et arrivé à Paris en 1881, fera ses premiers pas dans l’univers de l’art, avant de bouleverser les canons de la sculpture académique. En 1905, lors du Salon d’Automne qui révéla d’un coup au public le Bain Turc d’Ingres et les explosions colorées des Fauves, Maillol présente La Méditerranée, l’une de ses premières sculptures en ronde-bosse. André Gide, qui la remarqua, y vit l’avènement du silence en sculpture : « Elle est belle, elle ne signifie rien, c’est une œuvre silencieuse ». Evocation de la mer et du pays natal par son titre, cette femme assise absorbée dans ses pensées n’est plus le sujet mais le moyen d’une recherche formelle visant à l’équilibre de la structure plastique. Et le corps devient forme, pur ensemble architectural de masses et de lignes ici comprises dans le carré. Mais avant de connaître ces succès de sculpture, Maillol dut apprendre la peinture. Il suit les cours de l’Ecole des Beaux-Arts en élève libre, avant d’y être admis en 1885. Là, il fréquente les ateliers de Jean-Léon Gérôme, Jean-Paul Laurens et Alexandre Cabanel et s’il est déçu par l’enseignement dispensé (« L’infortuné tombe à l’Ecole comme dans un puits. Il n’y trouve pas la vérité, elle est justement dehors ! »), il y fait des rencontres essentielles : Achille Laugé, Daniel de Monfreid et Antoine Bourdelle.
Le message bruyant de Gauguin
Les expériences décisives lui viendront des toiles de Courbet dont il utilise pendant un temps la palette sombre et la touche empâtée (Autoportrait, 1884), puis de l’œuvre de Puvis de Chavannes : « C’est à lui que nous avons dû les plus grandes émotions d’art de notre jeunesse. L’œuvre de Puvis a été pour notre inexpérience un bon conseil ». Il copie certaines de ses toiles comme L’Histoire de Sainte-Geneviève, Le pauvre Pêcheur et réalise dans leur esprit le Portrait de tante Lucie. A l’époque, il exécute essentiellement des portraits et des paysages. L’exposition des peintres impressionnistes et synthétistes organisée en marge de l’Exposition Universelle de 1889 au Café Volpini achève de lui ouvrir les yeux sur les espaces à conquérir par la peinture : il y découvre Gauguin et l’Ecole de Pont-Aven, leur abandon de la perspective au profit d’un espace-plan structuré par des aplats de couleurs pures soulignés par des cernes sombres. D’après l’historien de l’art John Rewald, « Gauguin lui apportait le message bruyant et combien violent d’un art nouveau et puissant ». Il s’inspire de ses toiles bretonnes pour Les Lavandières et de Dans les vagues, rompt rapidement avec le réalisme académique pour atteindre à la synthèse des formes et de l’expression, en suivant une évolution parallèle à celle du groupe des Nabis.
Le hiératisme silencieux des personnages
Dès lors, la rupture est consommée : « La peinture de Gauguin fut pour moi une révélation. L’Ecole des Beaux-Arts, au lieu de m’éclairer, m’avait voilé les yeux ». Maillol fait la connaissance des Nabis, Maurice Denis, Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Edouard Vuillard, aux alentours de 1894 par l’intermédiaire du peintre hongrois Rippl-Rónai. Tous marqués par la leçon de Gauguin, ils suivent des voies parallèles offrant un certain nombre de convergences. Sans tendre au mysticisme d’un Maurice Denis, Maillol produit ainsi quelques toiles aux résonances symbolistes telles que La Couronne de fleurs et L’Enfant couronné : jeunes filles de profil, les yeux fermés, figées dans leur activité enfantine et bucolique que transcendent une lumière diaphane et la tension entre le réalisme des vêtements et l’intemporalité des figures. Durant cette période, Maillol rejoint Bonnard et Vuillard en peignant des femmes au parc (Femme assise à l’ombrelle, c. 1892) ou au bord de la mer (Femme à l’ombrelle, 1891-92). Mais le hiératisme silencieux des personnages constitue la marque de Maillol qu’il développe tout particulièrement dans ses énigmatiques portraits de profil inspirés du Quattrocento et des Préraphaëlites anglais (Jeune fille au chapeau noir). Sur un fond de végétation dense, le visage tranche par sa clarté, que souligne la masse noire des cheveux et du chapeau. Les formes peintes en aplats et les contours sont simplifiés, les arabesques scandent la composition qui affirme par là son caractère décoratif. Déjà s’affirme le classicisme renouvelé qui caractérisera l’œuvre sculpté de Maillol et que Maurice Denis définira en 1909 : « C’est là le vrai classicisme. Sans théorie, sans préjugés modernes, respectueux du passé, à la fois savant et naïf, vivifiant d’un amour juvénile la perfection de ses formules, il donne à une époque qui a la superstition de l’anormal et de l’inachevé, l’exemple d’une volonté ordonnée au service d’une sensibilité exquise et d’un cœur neuf. Il a l’équilibre de ses facultés. Admirable nature : il joint à la vertu d’un classique l’ingénuité d’un primitif ». Cet esprit de synthèse s’exprime également dans les recherches menées par Maillol sur la tapisserie. En quête d’un grand art décoratif, comme les autres Nabis, il se passionne pour cette forme d’art après une visite au Musée de Cluny. Il fonde un atelier à Banyuls en 1893 où il travaille la laine pure et les pigments naturels en réinterprétant des thèmes anciens pour mieux inventer sa propre poétique.
La fraîcheur de rose d’un modèle parfait
En 1895 enfin, l’art et la vie achèvent de se nouer quand il épouse Clotilde Narcisse, l’une des ouvrières de son atelier : grâce à ce modèle aimé et accessible, le nu féminin s’impose bientôt comme le thème de prédilection de sa peinture et plus largement de son art. Au tournant du siècle, après des expériences de bois sculptés et de céramiques, il opte définitivement pour la sculpture. Même s’il s’affirme par la suite essentiellement comme sculpteur, Maillol n’a jamais cessé de peindre. « Je n’ai jamais été plus heureux que quand je faisais de la peinture. Mais si, à ce moment-là, je l’ai abandonnée, c’est que je me cherchais. Je tâtonnais... Je ne savais pas encore ce que je voulais ». Vers la fin de sa vie, la peinture se présente à nouveau à lui sous les traits d’un jeune modèle envoyé par l’architecte du Musée d’Art moderne pour sa ressemblance avec les œuvres de Maillol. Il rencontre Dina Vierny en 1934 après lui avoir écrit : « Mademoiselle, il paraît que vous ressemblez à un Maillol et à un Renoir, je me contenterai d’un Renoir ». Il semble en effet qu’avec elle, Maillol ait trouvé le modèle qu’il poursuivait jusque-là dans ses œuvres, travaillant à la fois d’après nature et de mémoire, traquant la forme idéale dans les imperfections du réel. Dina Vierny a 15 ans et Maillol immortalisera sa jeunesse en sculpture et en peinture : « J’aime la fraîcheur de rose des très jeunes filles qui ont dans le regard cette foi dans la vie, cette confiance que n’altère aucune mélancolie. La jeune fille est pour moi la merveille du monde et une joie perpétuelle », confie l’artiste à sa biographe Judith Cladel. La jeune femme correspond en outre au type féminin célébré par Maillol dans ses sculptures et décrit par Octave Mirbeau en ces termes : « Son corps, que vivifient de larges ondées d’un sang jeune et pur, le vice ne l’a point marqué de flétrissures précoces, ni de tares luxurieuses... Elle ne rêve pas, n’a jamais rêvé, mais elle vit intensément, normalement dans la nature, dont elle est en quelque sorte le symbole de joie et de santé. Tout en elle est puissant, plein, ferme et rond, mais rond comme sont ronds les bourgeons, les bulbes, comme sont ronds les œufs, comme est rond tout ce qui contient une force et un germe ». L’impression dominante qui se dégage des toiles d’alors est bien celle d’une plénitude enfin conquise et rayonnante.
Variations sur le corps nu
Un Portrait de Dina peint en 1940 la montre de profil, vêtue de rouge et couronnée de ses tresses. Le fond en est abstrait, de couleur verte et il est moins l’évocation de la végétation que le contrepoint chromatique du corsage rouge. Seuls comptent désormais l’équilibre des formes et la pureté des traits, toute interprétation psychologique étant tenue à l’écart par ce regard toujours refusé. Maillol exécute d’infinies variations sur le corps nu de la jeune femme, assise au bord de l’eau, allongée ou debout, se dévêtant au milieu des blés. Célébrations de la féminité absolue et naturelle, ces œuvres frappent par la présence d’un corps, de ses masses pesantes et sculpturales qui occupent tout l’espace pictural, seulement relevées par les échos, dans le fond, d’une nature foisonnante et complice. La volupté qui en émane tient autant au corps lui-même (modelé par la couleur et la lumière) qu’aux recherches formelles dont il fait l’objet, tendues vers l’équilibre dans un jeu de gestes parfaitement calculé. Une tête s’incline sur une épaule, un bras remonte tantôt vers l’épaule, tantôt vers la tête ou se perd dans le dos pour retenir un drap, dénouer un foulard ou encore attacher des cheveux : autant d’attitudes qui visent à construire une forme et à rendre l’espace sensible. Dans ces toiles, la femme réelle, le modèle et le sujet de la peinture (version moderne de la Vénus callipyge) ne font qu’un, rendant caduques par cette coïncidence même tous les débats sur l’abstraction et la figuration : quand Maillol rencontre ce corps féminin parfait que rêvaient toutes ses œuvres précédentes, le corps et la forme, le modèle réel et l’image créée, la réalité et l’invention plastique se rejoignent pour ne plus se séparer. Ainsi se trouve révélé le scandale souligné par Pierre Daix, « ce scandale intellectuel, venu au jour avec les percées de l’art moderne, qu’on n’en a jamais fini avec le modèle, mais qu’il peut aussi vous conduire où vous n’auriez jamais songé aller avec vos pinceaux ».
PARIS, Fondation Dina Vierny-Musée Maillol, 61, rue de Grenelle, tél. 01 42 22 59 58, 6 juin-20 octobre. Pour en savoir plus, voir guide pratique.
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Aristide Maillol, le peintre et le modèle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : Aristide Maillol, le peintre et le modèle