Après la National Gallery de Washington et le Musée des beaux-arts de Montréal, et avant la Royal Academy de Londres, la plus grande rétrospective jamais consacrée à Édouard Vuillard (1868-1940) fait halte à Paris, au Grand Palais. Rassemblant 230 œuvres, elle embrasse l’ensemble de la carrière du peintre, de ses débuts nabis à ses ultimes portraits. Très structuré, le parcours met en lumière des aspects moins connus de sa production – comme les liens entretenus avec le théâtre ou la photographie – mais peine à réhabiliter les peintures postérieures à la première décennie du XXe siècle, qui apparaissent conventionnelles au regard du reste de l’œuvre.
PARIS - “Pour apprécier les œuvres de Stravinski et de Vuillard au cours des années 1920-1930, un véritable recul historique est nécessaire. Pour beaucoup, qui adorent Le Prétendant (1893) et L’Album (1895), Jeanne Lanvin (1933) offre peu de séductions. Le vieil Édouard se serait assoupi et aurait cédé à la facilité. L’appréciation de l’ensemble de l’œuvre de Stravinski est chose acquise depuis une vingtaine d’années. Le temps est peut-être venu de considérer l’art de Vuillard dans son ensemble”, écrit Guy Cogeval, directeur du Musée des beaux-arts de Montréal et commissaire de l’exposition “Vuillard (1868-1940)”, dans l’énorme volume qui accompagne la rétrospective du Grand Palais.
Spécialiste de l’artiste, dont il vient de rédiger le catalogue raisonné de l’œuvre peint (chez Wildenstein/Skira), l’historien de l’art tente de réhabiliter son peintre de prédilection à travers une ambitieuse exposition, montrée successivement à Washington, Montréal et Paris. Présentant l’art de Vuillard “dans son ensemble”, c’est-à-dire accordant autant de place aux petits formats nabis qu’aux portraits mondains, celle-ci propose un nouveau regard sur la carrière du peintre, et en particulier sur ses vingt dernières années d’activité. Cependant, malgré la qualité des œuvres rassemblées, les peintures tardives supportent mal la confrontation avec les œuvres audacieuses de la fin du XIXe siècle.
Un virtuose des petits formats comme des grands décors
Aussi éclatants que les cimaises (bleues et orange) conçues par le scénographe Hubert Le Gall, les petits formats des années 1890 illustrent les débuts prometteurs du jeune Vuillard, qui rejoint le groupe des Nabis (les “prophètes” en hébreu) en 1889. Ainsi de son Autoportrait octogonal (vers 1890), dont les aplats de couleurs stridentes, apposés sans transition, constituent une démonstration accomplie du Synthétisme prôné par Gauguin et du concept de “surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées”, défendu par ses amis Sérusier, Denis, Bonnard et Ranson.
Mais on pourrait également citer Les Lilas (vers 1890), étonnant “bouquet schématique”, selon les propres mots de Vuillard, ou Le Boa (vers 1890-1891), mettant en scène une figure féminine japonisante à la manière d’un vitrail. L’engagement de Vuillard dans l’avant-garde artistique de son époque est également évoqué par son intense collaboration, de 1891 à 1896, au théâtre contemporain. Celui de Paul Fort tout d’abord, qui dirige le Théâtre d’Art, puis celui de son ami Lugné-Poe, ancien camarade du lycée Condorcet et fondateur du Théâtre de l’Œuvre. Pour ce dernier, Vuillard imaginera les affiches, programmes et décors de pièces d’Ibsen, de Maeterlinck et de Strinberg. “En retour, ce répertoire ‘idéaliste’ sera d’un grand poids sur le climat très particulier de sa peinture de chevalet”, explique Guy Cogeval. En témoigne la section consacrée aux scènes d’intérieurs, dominantes dans la production de l’artiste au cours des années 1890. S’inscrivant dans la tradition hollandaise du XVIIe siècle – Vuillard admirait tout particulièrement Vermeer, Pieter de Hooch et Gérard Dou –, ces représentations intimistes ont pour principaux protagonistes la mère et la sœur de l’artiste, saisies dans leur activité de couturière ou leur quotidien domestique. Ces toiles se distinguent par une richesse de motifs (pois, rayures, fleurs) et de textures (tissus, dentelles, tapis, tapisseries) confinant à l’abstraction (La Ravaudeuse aux chiffons, 1893), et une atmosphère où le malaise affleure. Ce climat est notamment perceptible dans Intérieur, mère et sœur de l’artiste (1893), “point culminant des affrontements visuels entre mère et fille” selon le spécialiste de l’artiste. La silhouette maternelle, sombre et solidement ancrée dans le sol, s’oppose à celle, fuyante et littéralement aspirée par la paroi, de sa fille Marie. À ces huis clos oppressants succèdent, dans la seconde moitié des années 1890, de somptueux cycles décoratifs : les Panneaux Desmarais (1892), évoqués par des esquisses, L’Album, ou encore les éblouissants Jardins publics (1894), auxquels une salle entière est consacrée – huit des neuf panneaux originaux sont exposés. Ces deux derniers cycles sont commandés au Nabi par les Natanson : Alexandre, le directeur de La Revue blanche, et Thadée, le mari de l’exubérante Misia. Musicienne et intellectuelle brillante, la jeune femme fascina longtemps le taciturne Vuillard. “Si l’artiste laisse à présent éclater sa sensualité, c’est grâce à Misia”, affirme Guy Cogeval. C’est aussi grâce à la photographie, qui permet au peintre de “conjurer son goût originel pour les intérieurs étouffants”. L’exposition révèle, à travers des instantanés de ses proches ou de ses lieux de villégiature, le rôle de ces aide-mémoire, destinés à restituer la saveur d’une atmosphère ou la vérité d’un moment.
L’irruption du réalisme
Autre découverte du parcours, les paysages lumineux que Vuillard croque lors de son séjour en Suisse (Les Collines bleues, 1900) et sur la Côte d’Azur (Cannes, jardin au bord de la Méditerranée, 1901). La Première Guerre mondiale marque une rupture profonde dans ce vocabulaire pictural, où le réalisme fait une irruption brutale. Dans L’Interrogatoire du prisonnier (1917), la palette claire et les thèmes légers ont cédé la place à la désolation et au désespoir. La rétrospective fait également la part belle aux décorations des années 1920 – le cycle Bauer (1921-1922) – et aux portraits du Tout-Paris des années 1930 : le marchand Gaston Bernheim, le critique Théodore Duret, le constructeur automobile Lucien Rosengart, l’actrice Jane Renouardt, la comtesse Anna de Noailles… “Je ne fais pas de portraits, je peins les gens chez eux”, disait Vuillard. La meilleure illustration en est la représentation naturaliste et architecturée de Jeanne Lanvin. Exécutée en 1933, l’œuvre place au même niveau le modèle et son environnement – le bureau de la créatrice de mode, rue du Faubourg-Saint-Honoré –, décrit avec une précision analytique. Mais, à force d’inventorier le réel et de traiter ses commanditaires comme des natures mortes, l’artiste aboutit à des types sociaux – le médecin, l’écrivain, l’industriel – plus qu’à des portraits. Ces peintures tardives lui apporteront la consécration officielle, mais lui vaudront aussi une longue éclipse critique...
Jusqu’au 5 janvier, Galeries nationales du Grand Palais, entrée Clemenceau, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, www.rmn.fr/vuillard. Catalogue de l’exposition, 502 p., 59 euros, diffusion Seuil. Petit Journal, éd. RMN, 3 euros. À lire également : Guy Cogeval, Vuillard, le temps détourné, 144 p., 13 euros, nouvelle édition, coédition Découvertes Gallimard/RMN et Vuillard, hors-série de L’Œil, 66 p, 8, 50 euros.
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Vuillard, le Nabi devenu portraitiste mondain
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Abonnez-vous dès 1 €1868 Naissance à Cuiseaux (Saône-et-Loire). 1884 Études au lycée Condorcet à Paris, où il rencontre Kerr-Xavier Roussel, Maurice Denis et Aurélien Lugné-Poe. 1888 Il intègre la classe de Gérôme à l’École des beaux-arts. 1889 Entrée du peintre dans la confrérie nabie. 1891 Début de la collaboration au théâtre symboliste, décors pour L’Intruse de Maeterlinck. 1900 Contrat avec la galerie Bernheim-Jeune. 1912 Les commandes de portraits commencent à affluer. 1928 Mort de sa mère. 1938 Il est élu à l’Académie des Beaux-Arts et une grande rétrospective lui est consacrée. 1940 Il meurt des suites d’un œdème pulmonaire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°178 du 10 octobre 2003, avec le titre suivant : Vuillard, le Nabi devenu portraitiste mondain