Les Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, se penchent sur le cas du symbolisme belge en s’appuyant sur l’essai de leur directeur, Michel Draguet.
« Multiple dans ses formulations et insaisissable dans ses définitions, le symbolisme a été figé en étiquette sans qu’un contenu définitif ne vienne s’y déployer. […] Depuis une vingtaine d’années, ce courant – ramené à une globalité qui l’éloigne souvent de sa réalité propre – a été instrumentalisé par ceux qui se sont érigés en procureurs des avant-gardes et de la modernité. » Partant de ce constat, et afin « de réagir à la lecture contemporaine du symbolisme », Michel Draguet, docteur en philosophie et lettres, à la tête du Centre de recherches René-Magritte, publie en 2005 un essai intitulé Le Symbolisme en Belgique. La même année, il prend la tête des Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles.
Visions fantastiques
Pour boucler la boucle de recherches initiées il y a vingt ans, Michel Draguet a conçu, pour l’institution qu’il dirige, une exposition autour de son texte, un « récit filmique » de cet ouvrage fondu en une nouvelle édition pour l’occasion. Le parcours a été élaboré en s’inspirant du Mnémosyne d’Aby Warburg, atlas d’images dont l’association dessine une histoire de l’art sans texte. Sur fond bleu pâle, couleur censée évoquer le rêve, les 200 œuvres réunies à Bruxelles, oscillant entre sublimation du quotidien et visions fantastiques, se répondent les unes aux autres pour écrire le(s) histoire(s) du symbolisme tel qu’il s’est développé dans la jeune nation belge.
« La mouvance symboliste s’est peu à peu constituée à partir d’un débat qui visait à réunir foi catholique et modernité en des termes à la fois esthétiques, politiques et sociaux », explique Michel Draguet. « Avant-garde et académisme se confondent ici dans la nébuleuse symboliste, qui s’est elle-même structurée à partir des questionnements inhérents à l’esthétique réaliste », précise-t-il. Intimement lié à la littérature, inspiré aussi bien par l’art nouveau, les arts décoratifs, l’art préraphaélite, la musique wagnérienne ou la photographie, « ce moment singulier que constitue le symbolisme reste au cœur de l’aventure moderniste », insiste-t-il.
Un moment qui démarre avec le romantique Antoine Wiertz dont l’œuvre noir, jouant sur l’ambiguïté – à l’instar de La Belle Rosine. Deux jeunes filles (1874), un nu féminin face à un squelette –, marquera profondément les artistes comme Félicien Rops. Figure de proue du symbolisme, Rops rencontre Baudelaire en 1864 et pose les bases d’une pratique consistant à élaborer des images, non pour illustrer un texte, mais pour le transcender.
Surnommé « le burineur de la décadence moderne », à travers des œuvres comme La Mort qui danse (vers 1865) ou Satan semant l’ivraie (1867), l’artiste détourne l’idéal antique pour construire des visions érotiques et morbides, dénonçant la frivolité et l’hypocrisie de la bourgeoisie catholique, la perte d’une conscience individuelle dans un monde urbain en pleine émergence. L’iconographie qu’il met au point s’appuie sur la satire et l’allégorie, dans un rapport symbolique à la réalité qui atteindra son paroxysme avec Pornokratès (1897).
L’histoire du symbolisme pictural belge prend donc son envol avec la figure de Rops ; elle se développe ensuite au gré de courants très différents, voire opposés. À l’été 1872, Rops participe à la première exposition de la Société libre des beaux-arts avec Louis Dubois, Constantin Meunier ou Alfred Stevens, mais c’est La Jeune Belgique, revue créée en 1881 par Max Waller, qui cristallise les aspirations artistiques de la scène bruxelloise, avec Émile Verhaeren, Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck, Charles Van Lerberghe, Théo Hannon ou Jules Destrée.
Prônant l’art pour l’art, les peintres et poètes de La Jeune Belgique, génération en mal d’idéal et en pleine crise spirituelle selon Michel Draguet, créent une forme symbolique à travers le prisme de la littérature, contre un art social et utile. À l’opposé de cette mouvance, Edmond Picard, tête pensante de L’Art moderne, fait alliance avec le Cercle des vingt pour édifier les bases d’un symbolisme auquel La Jeune Belgique a indéniablement contribué.
On y retrouve Fernand Khnopff aux côtés de James Ensor, Frantz Charlet, Jean Delvin, Paul Dubois, Willy Finch, Willy Schlobach, Frans Simons, Théo Van Rysselberghe, Théo Verstraete ou Guillaume Vogels. Le groupe s’oppose à l’art officiel, à l’académisme, et revendique son encrage dans la réalité contemporaine. Au sein du Cercle des vingt, le symbolisme évolue sans jamais s’affirmer. Un nouvel élan va lui être impulsé au contact de Whistler, qui se rend à Bruxelles dans les années 1880. Sous le charme de l’artiste américain, les symbolistes s’adonnent à un nouveau genre – le paysage nocturne –, cadre idéal, avec ses clairs de lune et jeux d’ombre, pour exprimer des sentiments mélancoliques.
William Degouve de Nuncques conçoit, dans cet état d’esprit, sa Maison rose, intitulée encore La Maison du mystère ou La Maison aveugle (1892), tandis que Khnopff signe des paysages intemporels et silencieux, à l’image d’Une fin de jour (1891) ou du tableau À Fosset. Sous les sapins (1894). Dans ses portraits, Khnopff joue sur ce même sentiment d’étrangeté. Ainsi de l’énigmatique Portrait de Marguerite Khnopff (1887), sœur de l’artiste dont le regard se dérobe pour se perdre dans un ailleurs invisible, sensation renforcée par la porte fermée devant laquelle elle se tient.
Profusion de théories
Outre Whistler, impossible de ne pas citer Gustave Moreau, encensé en Belgique par Huysmans, dont on reconnaît l’influence directe chez Jean Delville dans Une fin de règne (1893), ou chez Khnopff pour son tableau D’après Flaubert. La Tentation de saint Antoine (1883). Témoin privilégié de cet encrage du symbolisme pictural dans une expression littéraire, Odilon Redon, également évoqué dans À rebours de Huysmans et soutenu par Mallarmé, fait l’objet de nombreuses interprétations. Véritable « enjeu théorique », note Michel Draguet, le symbolisme s’est d’abord constitué « sous la plume du critique avant de se projeter dans l’imaginaire littéraire qui en constituera la démonstration ».
Les théories autour du symbolisme se multiplient à la fin des années 1880 avec Mallarmé, René Ghil ou Verhaeren, phénomène qui brouille les pistes plus qu’il ne permet de réellement cerner ce que le directeur des musées royaux des beaux-arts de Belgique définit désormais comme un « art d’attitude ». Le symbolisme est peu à peu gagné par l’ésotérisme dans le sillage de Joséphin Péladan qui crée, en 1890, son tiers ordre intellectuel de la Rose-Croix catholique, et par un profond idéalisme sous le pinceau de Jean Delville, dans de vastes compositions tels L’Ange des splendeurs (1894), L’Amour des âmes (1900) ou Les Trésors de Satan (1895). Avec des œuvres comme Le Nuage (1902) ou Vertige (1908), Léon Spilliaert renouvelle ensuite la nébuleuse symboliste, affirmant son encrage dans la modernité.
Entre poétique du réel et théorisation, résolument éclectique et insaisissable, le symbolisme disparaîtra dans les affres de la Première Guerre mondiale.
LE SYMBOLISME EN BELGIQUE,jusqu’au 27 juin, Musées royaux des beaux-arts de Belgique, 3, rue de la Régence, Bruxelles, tél. 32 2 508 32 11, tlj sauf lundi et 1er mai.
À lire : Michel Draguet, Le Symbolisme en Belgique, coéd. Fonds Mercator et Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 2010 (première édition 2005), 350 p., 50 euros, ISBN 978-9-0615-3943-8
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Dans la nébuleuse symboliste
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Abonnez-vous dès 1 €Commissaire : Michel Draguet, directeur des Musées royaux des beaux-arts de Belgique
Nombre d’œuvres : 200
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°323 du 16 avril 2010, avec le titre suivant : Dans la nébuleuse symboliste