BRUXELLES / BELGIQUE
Ses nus intemporels ont une connotation plus politique qu’il n’y paraît... L’art de Lucas Cranach, peintre majeur de la Renaissance allemande, est à l’honneur à Bruxelles avant d’être exposé au Sénat en 2011.
Il est l’autre grand peintre allemand de la Renaissance. Après le génie de Nuremberg, son contemporain Albrecht Dürer (1471-1528), Lucas Cranach dit l’Ancien (1472-1553) est une figure incontournable de la peinture allemande du xvie siècle. Un statut somme toute logique pour un artiste qui a laissé pas moins de cinq cents tableaux à son catalogue !
La question délicate des attributions au Pictor celerrimus
Actif pendant plus de quarante ans à la cour des princes électeurs de Saxe, Cranach a été sollicité par tous les grands de son époque pour peindre portraits ou nus féminins, aujourd’hui présents dans tous les grands musées occidentaux. L’inscription gravée sur sa tombe, à Weimar, est à ce titre significative. Décédé en 1553, le peintre a tenu à y faire figurer la mention Pictor celerrimus, vantant ainsi sa rapidité d’exécution à la tâche. Mais cette qualité n’a pas suffi pour signer les très nombreuses commandes que Cranach a reçues au fil de sa longue carrière. D’où un écheveau difficile à démêler entre rares tableaux autographes et peintures dues à ses collaborateurs ou à ses fils, Hans, décédé prématurément, et Lucas dit le Jeune, qui reprendra l’atelier à la mort de son père.
Dans le catalogue de cette exposition bruxelloise, Guido Messling, son commissaire, rapporte ainsi une anecdote éclairante. En 1547, Charles Quint demande au peintre de se rendre auprès de lui sur les bords de l’Elbe. L’empereur est curieux d’obtenir une réponse à une question qui le taraude : la peinture que lui a offerte le prince électeur de Saxe quelques années auparavant – qui est alors déchu et emprisonné par le souverain – est-elle de la main de l’artiste ou de son fils ? La réponse ne nous est pas parvenue... Mais pour de nombreux historiens de l’art, ce travail d’atelier a longtemps nui à la reconnaissance du talent du maître. Dans le catalogue complet qu’il lui consacre en 1978, et qui reste l’ouvrage de référence sur le sujet, Friedländer ose ainsi parler de « ruissellement »...
L’ambiguïté des contours du catalogue Cranach explique donc la prudence des organisateurs d’expositions, d’autant que ses peintures, qui ont souvent été transposées sur toile au xixe siècle, sont aujourd’hui en mauvais état de conservation et donc très fragiles. Avec une cinquantaine de peintures mais aussi de nombreux dessins et gravures, la présentation du palais des Beaux-Arts de Bruxelles – qui sera exposée dans une version raccourcie, en février 2011, au musée du Luxembourg, à Paris – tente de faire le point sur le sujet.
Son parcours chronologique permet de conter le récit de la longue carrière du peintre. Né en 1472, Cranach est originaire de Franconie, comme son nom l’indique – Kronach est le nom d’une petite localité de Bavière située à l’est de Cobourg. Mais c’est à Vienne, où il évolue dans les cercles humanistes, qu’il débute sa carrière et exécute ses premières peintures, comme l’illustre La Crucifixion (Vienne, Kunsthistorisches Museum) avec ses figures pathétiques très éloignées du style à succès des nus plus tardifs, mais aussi un goût déjà prononcé pour le paysage.
Pour une raison encore inconnue, Cranach est appelé à se rendre à la cour de Wittenberg en 1505 afin de travailler au service de Frédéric III le Sage, prince électeur de Saxe. Ce gouverneur impérial, chargé de remplacer l’empereur en cas d’absence, avait déjà ambitionné de faire de sa cour un haut lieu de l’art. L’exploitation de mines de fer et d’argent lui permet de financer ses commandes auprès d’artistes aussi différents que Dürer, Hans Burgkmair, Conrad Meit ou encore l’Italien Jacopo de Barbari dont Cranach vient de prendre la suite comme artiste de cour.
Le nu, un nouveau débouché pour le peintre de la Réforme
Si aucun voyage de Cranach en Italie n’est attesté, le peintre fait en 1508 un séjour décisif en Flandre. C’est à son retour qu’il introduit les thèmes mythologiques, principalement féminins, qui ont fait sa renommée. Ainsi de Vénus et Cupidon (1509, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage), premier nu profane peint au nord des Alpes et référence explicite à l’Adam et Ève de Dürer (1507, Madrid, musée du Prado). Le peintre y définit une typologie féminine au canon longiligne et totalement irréaliste, thème qui sera par la suite décliné en de multiples versions [lire encadré].
Alors que la Réforme, qui condamne le culte des saints, provoque le tarissement des commandes de retables, Cranach décèle dans le nu profane un nouveau débouché. Le pari est couronné de succès : le nu représentera près du tiers de sa production ! Les demandes sont alors si nombreuses que Cranach s’attache les services d’un atelier. En 1513, pas moins de dix collaborateurs, outre ses deux fils, sont dénombrés dans l’entourage du maître de Wittenberg.
Car l’artiste ne travaille pas exclusivement pour son principal mécène, qui lui a octroyé de prestigieuses armoiries – un serpent couronné aux ailes de chauve-souris portant un rubis dans la gueule –, mais aussi pour une cohorte de riches commanditaires qui lui assurent une réelle prospérité. Sa production subit de fait une standardisation croissante, dans ses motifs mais aussi ses formats, alors que ses tableaux sont offerts comme présents diplomatiques. « À plus d’une occasion, les princes électeurs ont utilisé son art à des fins politiques », confirme Guido Messling.
Dans la lutte qui oppose alors catholiques et protestants, son art participe aussi du projet des princes saxons de faire de Wittenberg la tête de pont de la nouvelle religion réformée promue par Martin Luther. La carrière de Cranach restera donc étroitement liée à celle de ses protecteurs et prosélytes. Quand le prince électeur Jean-Frédéric le Magnanime (1503-1554) est déchu par l’empereur Charles Quint, le peintre consent, en 1552, à suivre son mécène à Weimar. C’est là qu’il mourra, un an plus tard, laissant à son fils Lucas les clefs d’un atelier qui se contentera de perpétuer, sans grand talent, les formules paternelles.
Traditionnellement, Lucas Cranach l’Ancien est présenté comme étant le peintre officiel de la Réforme. De fait, le maître de Wittenberg a laissé de nombreux portraits des acteurs du protestantisme naissant, notamment de Martin Luther (1483-1546), dont il fut le témoin de mariage. C’est en effet à Wittenberg, où il est professeur de théologie, que le moine publie en 1517 les thèses qui ouvriront la voie à la réforme protestante. Luther y bénéficie de la protection de Frédéric le Sage, le mécène de Cranach.
Le carnet de commandes avant la foi
Si les luthériens, contrairement aux calvinistes, n’incitent pas à l’iconoclasme, Cranach comprend assez rapidement que la condamnation des images prononcée par les réformés peut ruiner son commerce. Il s’attache donc à s’adapter à ce nouveau contexte politico-religieux. Grâce à son activité d’imprimeur, Cranach illustre et publie tracts de propagande et images didactiques, mais aussi les traductions de Luther des textes du Nouveau Testament.
Si les portraits continuent à drainer une importante clientèle vers son atelier de peinture, sa grande invention sera celle du nu profane, séduisante alternative aux figures désormais proscrites d’Adam et Ève. Certaines versions sont aussi des allégories, telle cette Judith brandissant la tête d’Holopherne, figure de la Foi triomphante et allusion politique à la lutte entre les princes protestants et l’empereur catholique (vers 1530, Stuttgart, Staatsgalerie). Engagé dans la Réforme, Cranach a pourtant continué à travailler pour le camp adverse, notamment pour le cardinal Albert de Brandebourg, grand mécène de l’époque, à qui il livre cent cinquante-six panneaux pour l’église de Halle.
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Cranach - Un peintre au cœur de la Réforme
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°629 du 1 novembre 2010, avec le titre suivant : Cranach - Un peintre au cœur de la Réforme