Le travail d’inventaire de l’INHA sur les peintures germaniques dans les collections françaises est traduit dans un cycle d’expositions, à Dijon, Besançon et Colmar.
Dijon, Besançon, Colmar. Indispensable autant qu’arbitraire : le travail d’inventaire thématique des collections est devenu, depuis le Retif (Répertoire des tableaux italiens dans les collections publiques françaises, XIIIe-XIXe siècles) et le développement des bases de données, un levier central de la recherche en histoire de l’art. Un moyen, plutôt qu’une fin, permettant de faire l’état des lieux d’un corpus, en invitant les chercheurs à fouiller dans ces données mises à jour pour dégager des pistes de travail. L’arbitraire, Isabelle Dubois-Brinkmann l’assume : la conservatrice, pensionnaire de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), mène depuis 2019 avec Aude Briau (doctorante de l’université d’Heidelberg) un inventaire des peintures germaniques dans les collections françaises. Pour définir la zone géographique correspondant à cette « Germanie », tout comme des bornes chronologiques (1370-1550), elle a dû trancher ; le corpus recense désormais quelque 500 œuvres peintes.
« Elles vont un peu sortir du néant », se réjouit l’historienne de l’art, alors que ces peintures font l’objet de trois expositions, aux Musées des beaux-arts de Dijon (Côte-d’Or) et Besançon (Doubs), et au Musée Unterlinden de Colmar (Haut-Rhin). C’est d’une quasi redécouverte dont bénéficient ces œuvres, bien moins étudiées que les peintures italiennes ou flamandes conservées en France. N’ayant pas fait l’objet d’une politique d’acquisition de la part des musées, elles sont arrivées dans les collections hexagonales au gré de hasards, tels les dons de collectionneurs.
L’aléatoire, l’arbitraire, ce sont sur ces limites que les trois musées ont dû construire leurs parcours. En visitant les expositions dijonnaise et bisontine, une autre frontière apparaît : celle du médium. Circonscrire une recherche aux « peintures » a du sens dans un effort d’inventaire, mais comment cela fonctionne-t-il lorsqu’on s’attache à l’art développé dans le Saint Empire romain germanique ? En creux, c’est la question du caractère supposé autonome de ces peintures et de leur rapport aux autres formes d’art qui interroge : sculpture sur bois, orfèvrerie et peinture sont à envisager comme un tout. Le modèle de la peinture italienne, dans laquelle l’œuvre peinte s’est précocement suffi à elle-même, s’applique difficilement ici.
À Dijon, le parcours s’ouvre pourtant sur deux petits retables portatifs dorés, sculptés autant que peints. Puis, une très bonne astuce muséographique, la mise en scène d’un grand retable dans un jeu de lumière mouvant reproduisant le contexte d’origine permet d’appuyer les questions d’usage et de matérialité de ces peintures. Ce dispositif à même de porter l’ensemble du propos est malheureusement ici traité comme un « pas de côté », dans un parcours au découpage assez scolaire et sans fil rouge apparent.
Au Musée des beaux-arts de Besançon, l’approche « mono-médium » se justifie davantage, l’exposition abordant seulement la première moitié du XVIe siècle. Une belle salle consacrée aux adaptations des gravures de Dürer en grandes peintures d’histoire amorce un discours sur la circulation des modèles. Le propos « picturo-pictural » apparaît néanmoins réducteur, reléguant le Livre de prières de Maximilien Ier, ouvert sur une page illustrée par Hans Baldung, au statut d’épilogue de l’exposition, quand celui-ci permet de développer les enjeux de la commande, du travail d’atelier, tout en étant un chef-d’œuvre rarement vu.
L’organisation du parcours bisontin repose – trop facilement – sur deux grandes figures (Cranach, Dürer), et des thèmes passe-partout (le portrait, les influences de la Renaissance), sans offrir de perspective sur les singularités de cet art germanique. L’œuvre la plus frappante de ce parcours, un triptyque portatif acquis en 2014 par le Musée Rolin à Autun (Saône-et-Loire), est bien présentée sur toutes ses faces, très riches. Le propos, lui, reste en deux dimensions, déroulant un récit d’influences nordiques et italiennes que vient pourtant perturber cet objet intrigant.
La restauration récente du retable d’Issenheim (Mathias Grünewald), qui a permis que les superbes sculptures en bois retrouvent les grands panneaux peints, a sûrement acculturé les équipes du Musée Unterlinden aux enjeux matériels et à l’aspect pluridisciplinaire de l’art rhénan. Et cela se ressent dans la muséographie du parcours de Colmar, à l’entrée duquel on tombe nez à nez avec un beau retable de la Vie de la Vierge, entrouvert pour laisser deviner la grande sculpture dorée qui s’y niche. La scénographie colorée et dynamique, qui ménage une grande proximité avec les œuvres, tout comme les outils de médiation redonnent à ces peintures leur statut d’objet. Les dispositifs numériques retracent ainsi de manière très didactique la commande et la réalisation d’un tel retable, associant différents corps de métiers.
C’est aussi à Colmar que l’exposition se risque, même de manière subliminale, à un commentaire sur l’univers pictural développé par les peintres rhénans. « Couleur, gloire et beauté », le titre est déjà une porte d’entrée sur cet art germanique : « Nous assumons ce côté kitsch, d’une esthétique particulière avec laquelle il faut se refamiliariser », explique Camille Broucke, directrice du musée. Si l’exposition n’a pas eu peur de pousser le curseur un peu loin, dans ses titres, son univers graphique et ses codes couleur, les tentatives faites en ce sens restent trop timides à Besançon et Dijon. Les cartels restent cantonnés, pour la plupart, à des hypothèses d’attribution et de rapprochement entre œuvres : beaucoup de « peut-être » et « probablement », dans une approche « attributionniste » peu compatible avec un parcours grand public. En mettant le focus sur ces attributions, qui sont légitimement au cœur du travail d’inventaire, les expositions reprennent des débats trop spécialisés et mettent à distance le choc visuel créé par ces peintures. Figures hyper expressives, grotesques et humoristiques, violence représentée sans fard, sang et coulures exagérées, nature quasi anthropomorphe, faune omniprésente et bestiaires monstrueux, personnages au hiératisme surnaturel, voici finalement l’univers que nous montrent les peintures germaniques, et sur lequel l’approche inventorielle reste muette.
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La peinture germanique en trois étapes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : La peinture germanique en trois étapes