PARIS
Exécutée vers 1520, probablement pour un commanditaire important, cette admirable huile sur bois témoigne du génie du peintre allemand, que le Musée du Louvre nous fait redécouvrir à la faveur d’une rare exposition.
Un astre « de second rang. » L’histoire de l’art n’aura décidément pas épargné le « petit Albrecht », peintre et graveur allemand du début du XVIe siècle. Son défaut ? Avoir été l’exact contemporain de l’autre Albrecht, Dürer (1471-1528), lequel, pour avoir été le plus grand artiste allemand selon Gombrich, a éclipsé (presque) tous les autres. Pourtant, Albrecht Altdorfer est un « grand », un immense artiste même qui, dit Hélène Grollemund, conservatrice au Louvre, « s’est arrogé une liberté qu’on ne voit pas chez les autres », Dürer y compris.
C’est un autre peintre allemand, Joachim von Sandrart, qui, le premier, loue en 1675 l’« extrême singularité » et l’« invention pleine d’esprit » de l’art d’Altdorfer (vers 1480-1538). De ce dernier, l’histoire a pourtant déjà perdu le fil, depuis longtemps. En 1571, trente-trois ans après la disparition de l’artiste, il semble que l’on ne sache déjà plus déchiffrer son monogramme : deux « A » entrelacés. Le fil restera coupé jusqu’aux recherches de Friedlander, historien de l’art de la fin du XIXe siècle, de telle sorte que « le nom d’Altdorfer brille le plus souvent par son absence » dans l’histoire de l’art, note une conservatrice du Musée Albertina. Pis ! Altdorfer est récupéré dans les années 1930 par le IIIe Reich qui l’expose, tandis que Hans Watzlik, romancier proche du régime, en fait en 1939 le héros d’un roman populaire, le frappant par là même du sceau nazi. Ainsi l’exposition du Louvre est-elle probablement la plus importante jamais organisée depuis la guerre. Résultat, beaucoup d’hypothèses et peu de certitudes, Altdorfer n’ayant pas laissé d’écrits ni de correspondance, à la différence de Dürer.
Albrecht Altdorfer aurait ainsi ouvert les yeux vers 1480 à Ratisbonne, où il aurait été formé dans l’atelier de l’enlumineur Berthold Furtmeyr. Il apparaît pour la première fois dans les registres de la ville en 1505 en qualité de « peintre », pour ne plus y figurer étrangement ensuite qu’en tant qu’« architecte ». On sait qu’il installe son atelier à Ratisbonne – sans savoir comment celui-ci fonctionnait ni quel autre peintre y est passé –, où il s’impose parmi les puissants marchands de la cité, menant grand train grâce au commerce lucratif de ses gravures. En 1517, le peintre entre au conseil extérieur de la ville, puis au conseil intérieur avant d’être nommé bourgmestre de Ratisbonne en 1528 – charge qu’il refuse. N’a-t-il jamais voyagé ? Rencontré Dürer et Cranach ? A-t-il mis les pieds à la cour de l’empereur qui lui passait commande ? Croisé Johannes Stabius qui l’aurait initié à l’humanisme italien ? Seule certitude, les quelque 82 peintures, 100 dessins et 250 estampes qui lui sont aujourd’hui attribués le placent parmi les plus grands artistes de son temps, comme en témoigne cette superbe Crucifixion. L’égal de Cranach, de Baldung et, disons-le, de Dürer. Un génie, en quelque sorte.
Albrecht Altdorfer et Albrecht Dürer se sont-ils croisés un jour ? Les historiens le pensent sans pouvoir toutefois l’affirmer. Ce dont ils sont sûrs, en revanche, c’est que le peintre de Ratisbonne connaissait le travail du maître de Nuremberg – où résidait sa sœur, du reste. Outre répondre aux mêmes commanditaires, dont l’empereur Maximilien Ier, Albrecht Altdorfer collectionnait en effet les gravures de son rival, comme en témoignent les deux coffres pleins d’estampes inventoriés après son décès. Altdorfer a d’ailleurs copié des estampes de son contemporain, à l’instar de la Vierge à l’Enfant sur un croissant de lune, tout en en faisant évoluer les compositions pour apparaître plus inventif – les deux versions sont actuellement exposées au Louvre. Son monogramme composé de l’imbrication de ses initiales « A. A. », visible en bas à droite de la Crucifixion, est également inspiré de celui de Dürer. Pour Olivia Savatier Sjöholm, conservatrice au Louvre, il ne fait pas de doute qu’Altdorfer a développé son activité en fonction de celle de Dürer, jusqu’à répondre à des demandes du marché délaissées par ce dernier – en réalisant des œuvres de petit format, par exemple. Rivaux, les deux artistes n’en ont pas moins développé des spécificités distinctes : quand Dürer montre un intérêt pour le naturalisme et pour la vérité des proportions, Altdorfer privilégie les mises en scène narratives, prenant le risque, parfois, de commettre des maladresses formelles.
Si rien ne permet d’affirmer qu’Altdorfer a voyagé, ni même seulement quitté Ratisbonne, on sait en revanche qu’il se tenait très informé des dernières innovations esthétiques en Europe, notamment à travers les gravures qu’il collectionnait. De nombreuses estampes de ou d’après Mantegna (1431-1506), qui ont commencé à circuler en Allemagne après la mort du peintre italien, ont été retrouvées dans le fonds d’atelier d’Altdorfer. La Crucifixion reprend ainsi plusieurs innovations de Mantegna, dont le groupe de la Vierge évanouie entourée de ses demi-sœurs, emprunté à la Mise au tombeau, dite « en hauteur ». Du maître de Mantoue, Altdorfer devait particulièrement affectionner le raccourci perspectif – si admirable dans le corps du Christ mort– qui lui permettait de déployer tout son art de la spatialisation et de la mise en scène. Le fossé, perceptible en bas à droite, est un autre artifice visuel emprunté à Mantegna pour tenir à distance le spectateur de la divine scène.
Altdorfer est aujourd’hui considéré comme étant l’un des précurseurs de la peinture de paysage pur en Allemagne. Il est notamment l’auteur de petites huiles sur parchemin montrant de simples panoramas sans présence humaine, destinées au marché privé, à l’instar du magnifique Paysage au château (vers 1520-1525) qui a fait le voyage de Munich au Louvre. Pourtant, dans cette Crucifixion, Altdorfer choisit d’évacuer tout paysage pour peindre un fond or archaïque pour la partie supérieure. Il reprend ainsi un modèle ancien de crucifixion à multiples personnages du XVe siècle allemand. Il s’agit probablement de la demande du commanditaire. La qualité et la finesse d’exécution témoignent en tout cas du soin apporté par Altdorfer à la réalisation de ce panneau, et donc de l’importance du commanditaire que l’on pense être Peter Maurer, prieur de l’abbaye de Saint-Florian – qui pourrait être aussi le commanditaire du cycle dédié à la légende de saint Florian, avec lequel la crucifixion présente des similitudes. Étonnante, la composition montre à la fois une grande maîtrise des canons du gothique germanique et une connaissance approfondie des nouveautés esthétiques de la Renaissance allemande et italienne.
Pas de perspective géométrique ici, mais une profondeur subtile obtenue par la réduction des personnages au fur et à mesure de leur éloignement. Chaque figure est rendue unique par la diversité des émotions représentées. Il faut noter que nombre de personnages présentent des similitudes entre la Crucifixion et le cycle de saint Florian, peints à la même époque, comme le visage du vieillard à gauche (Joseph d’Arimathie) repris pour l’un des trois personnages qui rouent de coups saint Florian. La présence des dignitaires à cheval, avec leurs vêtements orientaux, pourrait être selon les spécialistes une allusion à la menace turque. Tous participent, à travers les jeux des mains – celle tendue vers le Christ – et des regards, à rendre la composition dynamique et à inviter le spectateur à être le témoin de la Passion du Christ. Dürer a écrit : « Quiconque a le désir de bâtir quelque chose veut absolument que ce soit d’un modèle nouveau et qu’on n’ait jamais rien vu de tel auparavant. » C’est aussi vrai pour le maître de Nuremberg que pour celui de Ratisbonne.
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La Crucifixion d’Albrecht Altdorfer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°738 du 1 novembre 2020, avec le titre suivant : D’Albrecht Altdorfer La Crucifixion