PARIS
Avec cette première grande monographie depuis les années 1930 sur le peintre de Ratisbonne, le Louvre s’attaque aux clichés tenaces communément associés à son œuvre.
Paris. Un notable local, un marchand aguerri, un artiste accompli et reconnu. Voilà ce qu’a été Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538) pour la ville de Ratisbonne, et la Renaissance allemande, à l’orée du XVIe siècle. Ce qu’il n’a pas été, en revanche, c’est un « homme des bois », un « premier romantique », ou encore le chef de file d’une prétendue école du Danube, simplification de l’histoire de l’art établie vers 1900. Regroupant des artistes dont les liens directs n’ont jamais été avérés, cette classification sous la forme d’une « école » mettait pourtant le doigt sur une réalité : l’influence qu’exerça le peintre et graveur sur ses contemporains comme sur ses successeurs.
Première grande monographie depuis celle de Munich en 1938, en un temps où la déconstruction des clichés régionalistes et nationalistes n’était pas à l’ordre du jour, l’exposition du Louvre a une double ambition scientifique : rendre au graveur, qualifié de « second astre » derrière Albrecht Dürer (1471-1528), sa place dans l’histoire de l’art, et gommer la trompeuse lecture néo-romantique de son œuvre.
Peu préoccupé par sa postérité – contrairement à son rival Dürer, et son commanditaire l’empereur Maximilien Ier –, Altdorfer a laissé peu de témoignages, ne facilitant pas la tâche des chercheurs. Pour reconstruire son parcours, la meilleure source d’informations reste alors son œuvre. On devine, face à ses premières gravures, que sa formation fut celle d’un miniaturiste. Rien ne l’atteste, mais la minutie du trait, le goût du détail observé dans ses œuvres de jeunesse plaident pour cette hypothèse. On comprend devant ses dessins en clair-obscur que l’artiste avait la fibre commerciale : il avait senti l’attrait du marché pour les dessins préparatoires. Entourés d’un cadre tracé à la plume, les siens apparaissent comme un produit fini destiné aux collectionneurs quand ceux d’Albrecht Dürer gardent le statut d’étude.
Les œuvres d’Altdorfer nous éclairent, mais nous égarent aussi : comment expliquer ces personnages aux visages étranges, aux proportions anatomiques fantaisistes ? trait d’humour ? renoncement délibéré aux canons italiens ? Ses travaux des années 1510 esquissent une autre réponse : l’artiste de Ratisbonne était un peintre d’espace, pas de figures. Un metteur en scène, dont la matrice artistique serait l’œuvre de Mantegna, en particulier sa gravure représentant la Mise au tombeau (1470-1475) qui circulait alors dans toute l’Europe. Du peintre mantouan, le Bavarois retire un usage immodéré du raccourci, un travail autour de perspectives contraintes, et l’organisation des figures dans des espaces circulaires. La série de 40 bois gravés sur la « Chute et Rédemption de l’humanité » répond ainsi aux 36 gravures qui composent la Petite Passion de Dürer.
Plus nombreuses, et de plus petit format (un exploit technique) que celles de son aîné, les gravures d’Altdorfer tranchent avec le hiératisme des figures de Dürer par leurs perspectives qui embarquent violemment le regard. On y retrouve aussi ces figures représentées de dos au premier plan, vraie trouvaille de composition, des figures qui jouent le rôle de l’admoniteur de l’art italien, ce personnage qui par son regard invite le spectateur dans le tableau. Il paraît étonnant que cet artiste adepte de mises en scène cinétiques soit aussi le premier peintre de paysage « pur » en Occident. Mais c’est bien ce savoir-faire de l’espace qui lui permet, dans Paysage avec pont, de faire tournoyer ces espaces bucoliques autour d’un arbre central posé au premier plan. Loin, très loin des paysages romantiques, où le regard se dissout dans l’horizon.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°555 du 13 novembre 2020, avec le titre suivant : Albrecht Altdorfer remis en perspectives