En 1917, en Russie, la révolution d’Octobre bouleverse l’ordre social. Quel est l’impact de cette nouvelle société sur la création ? Au Grand Palais, l’exposition « Rouge. Art et utopie au pays des soviets » répond à cette question, de la première utopie des années 1920 au réalisme socialiste des années 1930-1940.
Après la révolution d’Octobre, dans les années 1920, un nouveau courant artistique émerge : le productivisme. En 1919, la maquette du monument à la IIIe Internationale conçue par Vladimir Tatline, fondateur du constructivisme, en est le manifeste. À travers son projet, Tatline plaide pour une sortie de l’art de son monde autonome, celui des musées ou des collections privées. Pour lui comme pour ses disciples (Alexandre Rodtchenko, Lioubov Popova ou Varvara Stepanova, anciens amis de Malevitch), l’art doit participer activement à la transformation des modes de vie. « Ni vers l’ancien, ni vers le nouveau mais vers le nécessaire », lit-on ainsi, entre autres slogans lors de l’exposition de la maquette à Petrograd en 1920, puis à Moscou. Sa tour, conçue pour être plus haute que la tour Eiffel – 400 mètres ! – dans une structure en double hélice mettant à nu les qualités du matériau, devait donner à voir dans l’espace public l’élan de la révolution et du communisme : elle avait pour ambition d’être un phare utopique édifié en Russie. Faute d’argent, elle ne verra jamais le jour.
« 5 fois 5 = 25 » : tel est le titre de l’exposition révolutionnaire qui se tient en septembre 1921 à Moscou. Alexandre Rodtchenko, Varvara Stepanova, Lioubov Popova, Alexandra Exter et Alexandre Vesnine, proches de Tatline, exposent chacun cinq œuvres signifiant leur adieu à la peinture au profit du productivisme. Rodtchenko présente notamment trois « monochromes absolus », Pur Rouge, Pur Bleu et Pur Jaune– au-delà desquels on est censé ne plus pouvoir peindre. En novembre 1921, cette exposition est suivie d’une déclaration, signée par une vingtaine d’artistes qui proclament leur abandon de la peinture et des beaux-arts. Ces derniers s’adonneront désormais à un art censé avoir un impact sur la vie réelle de tout un chacun, et si certains continueront à peindre, comme Popova, ce sera désormais dans le secret. Le théâtre, qui préfigure sur scène ce que sera la vie du socialisme, le design, l’architecture ou les arts graphiques deviendront pour eux des disciplines majeures.
La peinture est morte ? Vive l’art de l’affiche ! Nombre d’artistes, à l’instar de Gustav Klucis, qui fut l’élève de Malevitch, cherchent à revenir à une forme de visualité à travers les affiches. Le photomontage en devient la technique par excellence. « Contrairement à la peinture qui, par le geste du peintre, a un rapport médiatisé au réel, la photographie apparaît porteuse de plus de réalité », explique Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur au Centre Pompidou et commissaire de l’exposition du Grand Palais. Le photomontage a également pour intérêt de pouvoir monter, au sens cinématographique, des séquences différenciées dans le temps au sein d’un même espace plastique. En Russie, Klucis est l’un des premiers à développer le photomontage, qu’il utilise pour des décors urbains, des stands d’expositions, des couvertures de livres, mais surtout pour ses affiches de propagande. À travers celles-ci, diffusées à des millions d’exemplaires dans l’ensemble du pays, il entend participer à une transformation des mentalités.
En 1921, Alexandre Rodtchenko a abandonné la peinture, « phase de laboratoire » du constructivisme, qui doit entrer désormais dans une phase de production active. À partir de 1924, il s’essaie à photographier ses proches et ses projets artistiques, puis à prendre des clichés pour réaliser des photomontages. Bientôt, il s’aperçoit des qualités intrinsèques de la photographie : un nouveau champ de création s’ouvre à lui, riche en innovations formelles. Rejetant la photographie frontale rappelant le cadre pictural, Rodtchenko expérimente de nouveaux points de vue, en forte contre-plongée ou en forte plongée, avec une mise en valeur des lignes diagonales. « Une façon pour lui d’enjoindre au spectateur d’adopter un nouveau point de vue sur le monde, dynamique », commente Nicolas Liucci-Goutnikov. Ce cliché de plongeon, réalisé pour le magazine de propagande L’URSS en construction, témoigne en outre de la promotion du sport par le régime soviétique à partir des années 1920, dans la mesure où sa pratique permet la maîtrise du corps et un effort récompensé par une efficacité croissante.
Et si la peinture n’avait pas dit son dernier mot ? Dès 1925, des groupes artistiques se constituent en URSS : d’une part à Moscou avec la Société des peintres de chevalet, d’autre part à Leningrad avec le Cercle des artistes. Contrairement aux productivistes, ces peintres, éduqués par les avant-gardes, prétendent qu’une nouvelle peinture est possible. Ainsi, dans ce tableau d’Alexandre Deïneka, un des fondateurs de la Société des peintres de chevalet, les figures monumentales, statiques, posées dans l’espace pictural, reprennent la tradition des icônes russes. Classique ? Pas si vite. Car la technique du photomontage apparaît retranscrite de façon quasi littérale sur la toile. Les figures semblent découpées au sein de l’espace pictural. Le blanc tournant sur la toile évoque la feuille de montage. Et la temporalité différenciée, propre au photomontage, apparaît dans la composition : au premier plan, une femme construit une usine. À l’arrière-plan, en miroir, cette même femme apparaît en ouvrière du futur, dans l’usine construite.
Le réalisme socialiste ? Un concept élaboré par l’Union des écrivains soviétiques. En 1934, Andreï Jdanov, artisan de la politique culturelle stalinienne, l’impose comme la doctrine officielle régissant tous les arts. Désormais, les artistes doivent préfigurer l’avenir radieux du socialisme par un réalisme idéalisé. Au cours des années 1930, le modèle de référence devient le mouvement des Itinérants, créé en 1871, dont les artistes donnaient à voir la vie des paysans dans la Russie tsariste, dans un style académique. La peinture d’histoire ne tarde pas à se placer au sommet de la hiérarchie des genres implicite établie par cette doctrine. Dans ce tableau réaliste socialiste, le peintre représente Staline, entouré de ses hommes de confiance, en train d’écouter Maxime Gorki, un des fondateurs du réalisme socialiste en littérature, lire son conte La Jeune Fille et la Mort. Réalisé après la mort de Gorki, ce tableau témoigne d’une peinture hagiographique, où les chefs sont mythifiés et présentés selon des codes précis : Staline apparaît en tenue semi-militaire, le visage impassible, dans une posture codifiée… et son bras gauche atrophié est retouché !
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Comprendre l’impact du communisme sur l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : Comprendre l’impact du communisme sur l’art