Extrêmement convaincante, la confrontation entre l’œuvre tardif de Claude Monet (1840-1926) et les peintures monumentales de Joan Mitchell (1925-1992) institue un dialogue splendide. Quand la dilution du sujet autorise une déflagration des couleurs et de la lumière.
Rêvons. Pour être née un an avant sa mort, l’Américaine Joan Mitchell aurait pu rencontrer Claude Monet, de ses yeux voir le maître à l’œuvre, dans son jardin de Giverny, conçu comme le royaume merveilleux des possibles, quand la nature profuse livre des jonchées de fleurs diaprées, des eaux faussement dormantes, des branches et des lianes, tout un monde composé de main de maître. Ce monde édénique de Giverny, Mitchell en fut la voisine, elle qui s’installa en 1967 à Vétheuil, non loin de son aîné, dans un lacet de la Seine où l’isolement le dispute au silence, où créer relance toujours l’acte de voir, de voir vraiment.
En cet atelier majuscule, Mitchell peut livrer des toiles monumentales articulées autour d’une véritable « logique de la sensation », ainsi que Gilles Deleuze caractérisera l’avidité picturale de Francis Bacon. Car ici, le « feeling », pour reprendre le mot de Mitchell, prime la raison orthodoxe et l’illusionnisme facile, pulse sans rémission, conformément aux « sensations » plébiscitées par Monet, et bien qu’elle reniât une influence que trahissent toutes les toiles – eaux jaspées, fleurs souveraines, bouquets finaux, ainsi que l’on dirait du dernier poudroiement d’un feu d’artifice.
Créant comme Monet d’après mémoire, dans le refuge de l’atelier, loin de l’éblouissement diurne et du flamboiement rétinien, Mitchell s’affranchit de la perspective classique pour élaborer un « monde flottant », alterne des zones d’empâtement avec des transparences savantes, réinvestit un demi-siècle plus tard les enchantements optiques de son aîné, cet impressionniste converti à la gestualité et que certains critiques – André Masson en tête – avaient introduit aux États-Unis de sorte qu’un « Monet Revival » frappa dès les années 1950 nombre d’artistes – Jackson Pollock, Sam Francis ou Jean Paul Riopelle, qui partagea la vie de Mitchell. La peinture de Monet et de Mitchell procède ainsi d’une décantation formelle, d’une re-création de la nature qui, le rappelle Emmanuel Coccia dans un brillant essai du catalogue, est un « objet de construction artistique et non scientifique », car « toute vie est le signe de quelque chose d’autre, le substrat d’une surréalité qui ne peut jamais avoir rien d’objectif ».
Exceptionnelle par son ampleur et la qualité de ses prêts, la magistrale exposition de la Fondation Louis Vuitton, conçue en partenariat avec le Musée Marmottan-Monet, donne à voir, dans sept galeries, un dialogue intense peuplé de quelque soixante œuvres emblématiques des deux artistes avec, pour acmé, la présentation dans son intégrité originelle du triptyque de L’Agapanthe (1915-1926) de Monet, aujourd’hui dispersé dans trois musées américains, et la réunion de dix tableaux issus du cycle La Grande Vallée (1983-1984), ode à l’allégresse et à la vibration, à la manumission de la peinture nue, sans observance du visible et sans commune mesure – littéralement et symboliquement. Voir grand et peindre grand.
Composée en 1967, date à laquelle Joan Mitchell s’installe à Vétheuil, cette grande peinture accueille sur le blanc de la toile, gardé en épargne, des couleurs complémentaires flamboyantes, volontiers hardies – orange et bleu, vert et violet. Plus encore, cette combinaison d’éléments disparates, comme autant de signes hiéroglyphiques, prouve que l’artiste déserte le visible pour (re)composer une symphonie chromatique et une rêverie synesthésique. La peinture, cet orchestre sensible et ce paysage mental.
Assignant le triptyque de L’Agapanthe, démembré entre le Cleveland Museum of Art, le Saint Louis Art Museum et le Nelson-Atkins Museum of Art, le critique d’art Clement Greenberg loua une planéité et une gestualité comparables aux recherches de l’expressionnisme abstrait. Chaque panneau, avec ses huit couches de peinture, atteste la recherche obsédée du dernier Monet, dont Clemenceau estima qu’il avait « l’éternité devant lui ». Monde sens dessus dessous où la surface de l’eau ressemble à l’éther du ciel, quand tout est possible dans l’espace vierge de la toile.
Composé de vingt et une toiles monumentales, le cycle La Grande Vallée est une gigantesque méditation sur la profusion organique de la nature, cette machine à fantasmes et à passions, à rêves et à visions. Selon une gestualité incontinente, Joan Mitchell semble mêler au bleu argenté ainsi qu’au pourpre de Monet le jaune de Van Gogh et le vert de Cézanne, quand la lumière exhausse la couleur et que la peinture exhume le passé. Le paysage comme un vortex, comme une sédimentation infinie. Quand la désagrégation du sujet enfante un précipité de sensations.
Événement : la rétrospective Joan Mitchell
Parallèlement au dialogue « Monet-Mitchell », la Fondation Louis Vuitton orchestre une rétrospective de l’artiste américaine, au rez-de-bassin de la fondation. Avec une cinquantaine d’œuvres déployées sur 1 000 m2, il s’agit de la plus importante exposition de Joan Mitchell en Europe depuis trois décennies. Organisée en collaboration avec le San Francisco Museum of Modern Art et le Baltimore Museum of Art, cette exposition bénéficie de prêts exceptionnels.
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Claude Monet - Joan Mitchell, le paysage en grand
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : Claude Monet-Joan Mitchell, le paysage en grand