Consacré aux chefs-d’œuvre réunis par le collectionneur suisse Emil Georg Bührle (1890-1956), le sage ouvrage publié par la Bibliothèque des Arts, à l’occasion d’une exposition à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne, passionne autant qu’il contrarie. Dommage.
Nombreux sont les livres à sonder une seule et unique collection. Fécond, ce genre ressortit à l’histoire du goût comme à l’histoire des idées et permet d’investiguer un corpus cohérent, étayé par des récits savoureux et des archives profuses : autant d’éléments susceptibles de faire revivre, loin de la fable, un homme. Singularisant l’histoire de l’art, lui donnant visage et corps, ces publications renferment pour les spécialistes des promesses et pour les béotiens des rêves.
Rosenberg, Rothschild, Hays, Chtchoukine, Kaplan : l’onomastique et l’actualité sont riches en collectionneurs majuscules, parmi lesquels Emil Georg Bührle, dont la suisse discrétion le disputa à la perspicacité, ainsi que l’atteste cette superbe photographie de Dmitri Kessel (1954) montrant le Suisse, front haut et mains si longues, assis sur une chaise au milieu de ses trésors anciens et modernes – une Montée au calvaire attribuée à Tintoret et une Nature morte aux fleurs et citrons de Picasso. Des promesses, donc, et des rêves.
Broché et de format relativement grand (24 x 29 cm), le présent ouvrage constitue le catalogue d’une exposition anthologique qui, sise à la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, héberge jusqu'au 29 octobre certains « Chefs-d’œuvre de la collection Bührle » – tel en est le titre – parmi lesquels des pièces majeures de « Manet, Cézanne, Monet et Van Gogh » – tel en est l’inévitable sous-titre.
La couverture veloutée héberge deux œuvres emblématiques de la collection : en première, Le Semeur au soleil couchant (1888) de Van Gogh, réinvestissement incandescent de la peinture de Millet et, en quatrième, le Portrait de Mademoiselle Irène Cahen d’Anvers (1880) de Renoir, dont Henri Michaux et Jean-Luc Godard surent pénétrer la force iconique, ainsi que le rappelle Sylvie Patry. Mais le dos du livre, avec sa typographie pauvre et sa triste couleur lilas, vaut pour avertissement : certaines promesses risquent d’être contrariées et certains rêves déçus.
Le livre se déploie limpidement : aux protocolaires contributions de Sylvie Wuhrmann et Christian Bührle, respectivement directrice de la fondation lausannoise et président de la Fondation Collection E.G. Bührle, succède un texte du directeur de cette dernière institution – Lukas Gloor –, consacré à « l’apprentissage d’un collectionneur ». Étayé de nombreux documents, l’auteur parvient à dessiner une chronologie, malgré les heurts et les virages, ainsi qu’à décrire le goût embryonnaire d’un industriel aimanté par les arts – ancien et moderne plus que contemporain – et dont le talent fut bientôt d’avoir de l’argent, un œil avisé et un entourage affûté.
Formé à Berlin, marqué par les grandes figures du connoisseurship – Wilhelm von Bode et Max Friedländer en tête –, Emil Bührle collectionne la peinture vénitienne, le Siècle d’or hollandais et, avec une ferveur insatiable, le XIXe siècle français – Ingres, Delacroix, les impressionnistes, les nabis ou les fauves. Toutefois, Lukas Gloor ne répudie pas à affronter les deux échardes narcissiques de cette histoire spectaculaire, à savoir l’achat par le Suisse, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de deux faux autoportraits signés Rembrandt et Van Gogh. Deux ombres au tableau, deux ombres au milieu de dizaines de tableaux, et par conséquent pardonnées.
Rédigées par des spécialistes, les cinquante-trois notices d’œuvres, organisées chronologiquement, eussent été irréprochables si l’histoire qui les fit intégrer la collection Bührle n’avait été passée sous silence, au profit de la seule analyse artistique. Mais, à regarder les joyaux de Corot (La Liseuse, 1845-1850), de Manet (Le Grand-duc, 1881) ou de Picasso (Barcelone la nuit, 1903), à revoir les quatre toiles subtilisées en 2008 puis réapparues – signées Cézanne, Degas, Van Gogh et Monet –, le lecteur se (re)prend à rêver.
Jouissant d’une photogravure soignée, le livre pèche par sa mise en page, sans invention ni élégance, sans relief ni éclat. Un sort dommageable quand des annexes pourtant opportunes viennent clore cette odyssée – une biographie succincte d’Emil Bührle, une histoire de la Fondation Collection qui en 2020 sera présentée de manière permanente dans l’extension du Kunsthaus de Zurich, conçue par l’architecte David Chipperfield, un inventaire exhaustif et inédit de la collection et, enfin, une bibliographie sélective.
Sur son formidable portrait par Kokoschka (1952), Emil Bührle, soixante-deux ans, pose dans son bureau d’entrepreneur, à côté d’une tête de roi égyptien et devant un paysage d’Hodler. Ainsi qu’il avait coutume de le faire, le collectionneur y lève sa longue main gauche, comme s’il suspendait sa parole et son jugement – fiables parce que pondérés. Partant, ce tableau muet du temps arrêté est peut-être le document le plus parlant de l’ouvrage.
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Chefs-d’œuvre de la collection Bührle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°702 du 1 juin 2017, avec le titre suivant : Chefs-d’œuvre de la collection Bührle