C’est à Paris, de 1926 à 1933, qu’Alexander Calder (1898-1976) met au point les éléments stylistiques de son œuvre dont la première expression est son fameux Cirque. Le Musée national d’art moderne revient sur cette période fondatrice.
Invité à venir donner une représentation de son Cirque chez une productrice de théâtre à l’occasion d’une fête qu’elle organisait, Calder se souvient y avoir débarqué sans vraiment savoir où il mettait les pieds. Aux convives de son hôte s’ajoutaient quelques-uns de ses amis, chacun ayant reçu, comme il le faisait chaque fois, une invitation imprimée en vert et blanc sur une petite plaque de linoléum.
Débarqué chez son commanditaire avec cinq valises et un petit gramophone, Calder prit très vite possession de la pièce où il devait opérer, poussa les divans contre le mur et déposa par terre une sculpture placée sur une table pour gagner de l’espace. Sans vraiment faire attention aux personnes présentes, l’artiste tout à son affaire enfila une paire de protège-genoux de joueur de basket afin d’être plus à son aise, déballa son barda, en étala soigneusement le contenu autour de lui, dressa des mâts, tendit des cordes et tira des rideaux : en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, le chapiteau était debout et le spectacle pouvait commencer.
Quand bien même la scène que raconte Calder ne se passe pas à Paris mais à New York, en décembre 1929, dans l’appartement de Mrs. Aline Bernstein, sur Madison Avenue, il faut avoir lu – faute d’y avoir assisté – la relation qu’il en fait dans son Autobiographie (Maeght Éditeur, 1972) pour prendre toute la mesure de la singularité de la situation. Pour apprécier à sa juste valeur cette sorte de liberté d’être et d’invention avec laquelle il réussissait à imposer comme un pur moment de création artistique ce qui pouvait paraître comme un simple jeu d’enfant. Si l’on s’en tient à ce que – selon les dictionnaires – le terme de « simplicité » qualifie « ce qui obtient un effet esthétique avec peu de moyens », alors Calder est un maître absolu en ce domaine et son Cirque, l’arène la plus vivante et la plus expressive qui soit.
1923 : la découverte du cirque
Le mythe du cirque appartient aux civilisations les plus anciennes de l’Antiquité. Les jeux, les marionnettes, les mascarades, les carnavals ou la commedia dell’arte ont toujours fasciné les créateurs, qu’ils soient plasticiens, littérateurs ou poètes. Les clowns, leurs grimaces et leurs cabrioles, voire les animaux, leurs prouesses physiques et leur aptitude à singer l’homme, appartiennent autant au monde du rire qu’à celui de la comédie humaine. Du moins telle que l’ont décrite les plus grands, de Tiepolo à James Ensor, en passant par Goya, Granville et tant d’autres. De cette lignée d’artistes aussi divers, tantôt graves, tantôt fantoches, Calder fait éminemment partie.
Le monde du cirque, l’artiste le découvre véritablement en 1923. À cette date, pour gagner quelques sous, il travaille comme dessinateur pour la National Police Gazette ! Fièrement muni d’un laissez-passer qui lui permet d’entrer dans toutes les manifestations sportives et ludiques, il fréquente le monde des fêtes, des stades, des courses et réalise de nombreux montages de petits dessins très vivants relatant les spectacles auxquels il assiste. Ce sont de petits sketches dont il emplit la page, simplement annotés d’un mot ou d’une expression pour les décrire.
Cette année-là, Calder passa notamment deux semaines d’affilée au cirque, chez les Ringling Bros. and Barnum & Bailey. Il y était pratiquement toute la journée et toute la nuit, finissant par en connaître par cœur le programme et sachant où il fallait se placer pour voir au mieux le spectacle. C’est à New York encore, en 1925, qu’il réalise son premier animal en fil de fer s’inventant, faute d’avoir une horloge, un cadran solaire en forme de coq, mais c’est à Paris toutefois qu’Alexander Calder a conçu et développé son grand œuvre du Cirque.
Une famille d’artistes
Né à Lawnton le 22 juillet 1898, dans la périphérie de Philadelphie, dans une famille d’artistes, Calder se souvient avoir posé pour son père quand il avait quatre ans. Sculpteur de renom, Alexander Stirling Calder a laissé une œuvre essentiellement de figures mi-réalistes, mi-symboliques, alors que sa femme était peintre. Intitulée The Man Cub – Le Louveteau –, la sculpture représentant le petit Calder montre un enfant nu, quelque peu potelé, tenant une orange à la main. L’artiste dit se souvenir aussi qu’à cette époque, il avait fait un éléphant en terre glaise. Reprenant à son compte l’envie d’un de ses copains de devenir ingénieur spécialisé en mécanique, Calder qui ne sait pas trop à quoi cela correspond suit tout d’abord les cours du Stevens Institute of Technology à Hoboken, dans le New Jersey.
En 1923, suivant les conseils de sa mère, il entre à l’Art Students League à New York où il étudie la peinture dans les classes de George Luks et de John Sloan. Il y fait notamment de nombreuses vues de chantiers au centre desquelles « il y avait en général une grue ou quelque autre engin du genre ». Puis c’est la découverte du monde du cirque et bientôt la publication de son premier livre Animal Sketching.
Fasciné par la représentation des animaux, Calder témoigne d’un intérêt absolu pour le mouvement comme manifestation de la vie du monde. À partir de 1925, le travail qu’il entame et qui débouche après son arrivée à Paris en 1926 sur son fameux Cirque en est une éclatante illustration. L’animal et l’humain – l’homme n’est autre qu’un animal dénaturé, comme l’a écrit Vercors – y sont l’objet de toute une production de figures animées, faites de fil de fer, de bouts de carton ou de tissu et de nombreux matériaux de rebut. Les mettant en scène au sein d’un véritable spectacle dont il est tout à la fois le tendre, le drôle et le poétique manipulateur, Calder, agenouillé sur le parquet, déroule numéro sur numéro, jouant de son sifflet pour scander chaque séquence et de sa voix rauque pour annoncer les héros de la fête. C’est que « la vie et l’œuvre de l’artiste sont placées sous le signe du jeu » et « à la théâtralisation de la vie correspond la théâtralisation de l’acte créateur », comme l’a écrit justement Jean-Claude Marcadé.
Une performance avant l’heure
Chapeau claque sur la tête, Monsieur Loyal entre sur la piste. Le spectacle peut commencer. C’est alors un défilé incroyable de personnages et d’animaux en pleine action. Un couple de funambules en fil de fer valse. Une danseuse du ventre en tissu tricoté se trémousse sur un podium. Une cavalière joue les équilibristes sur le dos d’un cheval. Un dompteur couché au sol se fait enjamber par un éléphant à la peau en blue-jean et à la trompe en tuyau de gaz. Un maharadjah tire une flèche sur sa première favorite et la touche par erreur en plein cœur. Un kangourou en métal sautille par à-coups. Des phoques en bois et en bouchon s’envoient un ballon. Un lion s’en prend à son dompteur qui l’abat d’un coup de revolver. Une volée de papillons en papier viennent se poser sur une chanteuse noire d’opéra. Enchaîne un numéro de trapèze volant à vous décrocher le cœur. On rit à gorge déployée, aux larmes et à la mort. C’est la vie toute entière qui se déroule à ras du sol avec ses moments de joie et ses moments de peine, avec ses prouesses et ses ratés.
S’il n’était le creuset de l’œuvre monumentale que l’on connaît avec ses Mobiles puis ses Stabiles, le Cirque Calder ne serait jamais resté qu’un génial amusement. Véritable performance avant la lettre, il est une sorte d’œuvre totale qui préfigure bien des tendances de l’art contemporain de la seconde moitié du xxe siècle, minimalisme et arte povera au premier chef. L’aspect rudimentaire, voire grossier, des figures de Calder, leur côté bricolé, leur allure caricaturale et leur extrême fragilité les chargent d’une rare dimension sensible. L’artiste les investit d’une mesure inédite, proprement réaliste. « Oui, je suis un réaliste, aimait à proclamer le sculpteur […] Car je crée ce que je vois. Le seul problème, c’est de voir. »
De fait, ce que Calder met en exergue sous le couvert d’une imagerie légère, festive et ludique, c’est la substance même du mouvement et, en ce sens, il développe une esthétique qu’avait initiée Rodchenko avec ses Constructions suspendues dans le contexte des avant-gardes des années 1910. Paradoxalement, l’art de Calder repose sur une mise à nu par le biais de l’artificiel de ce qui est vivant. Il quête après quelque chose d’essentiel, qui est le vital et qui fait que notre terre tourne. Il ne cherche pas à comprendre, ni à décortiquer le monde et les mécanismes qui le gouvernent mais il en crée un, parallèle, avec ses situations et ses articulations qui en est comme une image. À moins que ce ne soit l’inverse.
1898
Naissance à Philadelphie.
1923
Entrée à l’Art Students League de New York.
1926
S’installe en France.
1931
Il intègre le groupe Abstraction-Création. Premiers mobiles.
1943
Première rétrospective au MoMA de New York.
1952
Prix de la biennale de Venise.
1958
Réalise Spirale pour le siège de l’Unesco à Paris.
1964
Rétrospective au Guggenheim de New York.
1968
Crée El sol Rojo, pour les JO de Mexico.
1976
Décède à New York.
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Calder - Le tour de piste avant les mobiles
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Alexander Calder, les années parisiennes (1926-1933) » du 18 mars au 20 juillet 2009. Centre Pompidou, Paris. Tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h, le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 10 et 8 euros. www.centrepompidou.fr
Les gouaches de Calder. En écho à l’exposition du MNAM, la galerie Artcurial-espace ventes privées à Paris présentera, à partir du 10 mars, une trentaine de grandes gouaches de l’artiste. Cette technique, qui lui permettait de combiner son amour du dessin et de la couleur à la rapidité d’exécution, constitue un aspect moins connu de son travail. Quatre sculptures seront également exposées et proposées parallèlement à la vente. « Gouaches et couleurs d’Alexander Calder », Artcurial, Hôtel Marcel Dassault, 7, rond-point des Champs-Élysées, Paris VIIIe, du 10 mars au 10 avril 2009.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°611 du 1 mars 2009, avec le titre suivant : Calder - Le tour de piste avant les mobiles