En choisissant pour thème le « spectacle du quotidien », la Biennale de Lyon 2009, dixième du genre, privilégie une approche plus sociologique que franchement plastique. Effet de mode ou effet d’époque ?
Créée en 1991 par Thierry Raspail, la Biennale de Lyon fête cet automne sa dixième édition. Un « bel âge », selon lui, pour une manifestation qui est « arrivée à maturité ». Pour l’occasion, le commissariat en a été confié à Hou Hanru, critique d’art né en Chine il y a quarante-six ans, installé aujourd’hui à San Francisco, figure incontournable de la scène artistique internationale. Soucieux de repenser « le rapport entre les artistes, l’art et les gens pour que la cohérence entre le monde de la création et la société continue d’exister », ce dernier a choisi de placer la Xe Biennale de Lyon sous le titre « Le spectacle du quotidien ». Une formule alléchante de prime abord – merci Guy Debord ! –, mais dont il est moins sûr qu’au bout du compte elle trouve un sens vraiment artistique.
À bien regarder les travaux que le critique a réunis, ses préoccupations semblent en effet se situer bien plus sur le terrain de la sociologie, voire de l’anthropologie, que sur celui des arts proprement plastiques. Il faut dire que Hou Hanru place clairement le concept de spectacle au cœur même de sa réflexion sur l’art, comme s’il n’était pas d’autre entrée possible. « Aujourd’hui, dans le monde où l’on vit, pour exister il faut faire partie du spectacle », affirme-t-il, opposant à cette condition sine qua non la notion de quotidien comme lieu de résistance à « cette logique implacable de consommation dont le spectacle est l’incarnation ».
Un portail, symbole de violence, accueille les visiteurs
« Le spectacle du quotidien »... Si l’expression est forte et qu’elle résonne juste dans un monde où, de fait, l’un accapare l’autre jusqu’à l’étrangler parfois, en revanche, que « l’amour de l’art » – titre manifeste de la première Biennale de Lyon et, à ce titre, engageant la suite – y trouve vraiment son compte, rien n’est moins sûr. Aussi est-ce le plus souvent à l’exercice d’un grand écart que nous invite Hou Hanru. Hors champ d’une pensée esthétique et au bénéfice de propositions dont le sens se noie trop souvent dans leur confrontation au réel.
À La Sucrière, le visiteur est accueilli au rez-de-chaussée par un portail ouvragé de l’artiste indienne Shilpa Gupta qui bat de droite à gauche, non sans une certaine violence, le mur sur lequel il est fixé. Troublante invitation en forme de métaphore à se glisser dans la Biennale à ses risques et périls. De fait, à peine a-t-il fait quelques pas que le quidam est comme assailli par les bandes-son de deux projections d’Adel Abdessemed, dont les héros sont saisis de démence et d’hystérie. Ces images se proposent – dit-on – d’illustrer l’« idée que l’homme dans sa grande liberté est un être [...] qui associe sans nuance la plus grande fragilité à la terreur, et le superficiel au tragique ». On a vu mieux chez cet artiste. Le dommage est que le vacarme ambiant est tel qu’il ne conditionne pas le visiteur pour voir les autres pièces, comme les subtiles et fragiles constructions de Sarah Sze et de Takahiro Iwasaki qui sont toutes deux faites de la récupération d’objets du quotidien et en dénichent la force poétique.
Si on lève le pied pour regarder les vidéos chorégraphiques de l’Américain Oliver Herring dont l’énergie rappelle West Side Story, on ne s’attardera pas plus que cela à traverser le capharnaüm de son compatriote Barry McGee. On veut nous convaincre ici que son art « incarne une zone tampon entre l’art érudit et l’art dit “populaire”, un domaine des possibles qui fait fi des directives et injonctions urbaines propres à la vie des grandes métropoles ». Vieille antienne quelque peu éculée !
Arrivé au premier étage, le visiteur est invité à en traverser tout d’abord une installation en forme d’échoppe du Chinois Michael Lin pour retrouver les mêmes objets – ceux d’une quincaillerie de Shanghai dont l’artiste a tout acheté – classés, référencés et catalogués dans des caisses en bois ouvertes comme autant d’objets d’art précieux. Intitulée What a Difference a Day Made, l’œuvre de Lin est également parcourue de vidéos montrant un jongleur qui joue avec ces objets. Une prestation plutôt réussie, même s’il est difficile de ne pas penser aux Objets ayant appartenu à une dame de Bois-Colombes rassemblés par Boltanski en... 1974. Si la vidéo de Fikret Atay intitulée Theorists ne manque pas de retenir l’attention du visiteur, c’est que la façon qu’a l’artiste de filmer dans une école turque la méthode pour apprendre ses leçons, fondée sur la marche et la répétition à voix haute, dit beaucoup sur les limites entre éducation et lavage de cerveau.
Les « cabanes d’Agnès » pour se reposer
Le deuxième étage de La Sucrière est aussi celui de différents collectifs d’artistes, parmi lesquels le groupe HeHe dont la vidéo pleine de drôlerie – enfin ! –, montrant une petite voiture téléguidée qui cherche à se frayer un chemin au milieu de la circulation, balance entre jeu et réalité. Plus sérieux, UN NOUS y présente deux œuvres : d’une part, un immense panorama architecturé fait de projets d’étudiants qui nous invite à prendre conscience de la folie du développement urbain ; de l’autre, tout un lot d’affiches aux sujets politico-socio-écologiques, placardées apparemment de façon sauvage, qui agit comme un espace d’interrogation.
S’il aspire à se reposer un peu, le visiteur qui arrive au troisième et dernier étage de La Sucrière trouvera des fauteuils qui lui tendent les bras. Qui plus est, ce sont des transats. Ils font partie de l’une des trois cabanes d’Agnès Varda judicieusement réunies par Hou Hanru. « Le spectacle du quotidien », Varda sait ce que c’est : toute son œuvre filmée s’y réfère, qu’elle soit ou non de fiction. Ce qui est bien avec elle, c’est que côté maîtrise filmique, il n’y a rien à redire – évidemment ! Il y a belle lurette que celle qui aime à se qualifier de « vieille cinéaste et jeune plasticienne » a fait ses preuves. Hommage à la mer, aux gens simples et au cinéma, ses trois cabanes sont une heureuse respiration dans un parcours trop souvent sec.
On s’arrêtera pour regarder le docufiction de Maria Thereza Alves ; la façon dont elle nous raconte l’histoire de cette jeune indigène brésilienne qui se retrouve riche héritière occidentale est une puissante leçon sur les rapports entre le Nord et le Sud. Reste encore à prendre le temps de voir l’installation du groupe chinois Yangyang, qui mêle tradition artistique, stratégie et jeu à la manière des paris à la chinoise dans un joyeux environnement débridé. Yangyang a même pris soin d’installer cuisine et table d’hôte pour les parieurs de façon à ce qu’ils se sentent comme chez eux !
On croise enfin à La Sucrière de façon récurrente les œuvres de trois artistes qui viennent comme en dessiner le fil rouge : Thierry Fontaine dont les photos performatives interrogent l’Autre, Dan Perjovschi dont les dessins muraux alimentent au jour le jour l’actualité et George Brecht (1926-2008) dont les Events, issus des collections du musée d’Art contemporain de Lyon, ne sont rien d’autre que de petites installations légères qui ponctuent allègrement l’espace. Comme une heureuse petite musique.
Au Mac, le moins bon côtoie le meilleur
Lors des éditions précédentes, le Mac avait accueilli le meilleur – l’exposition scintillante de Pierre Huyghe, le chaos coup de poing de Mike Kelley et Paul McCarthy en 2003, le strip muet d’une gardienne de musée programmé par Tino Seghal en 2005 ou la belle exposition réfléchie par Saâdane Afif en 2007 – comme le pire. L’édition 2009 hésite un peu. La visite se feuillette comme toujours sur ses trois niveaux pour esquisser une possible dramaturgie verticale. D’un premier plateau modulé serré et exténuant à un troisième étage libérant les espaces, enserrant une tranche monographique au deuxième. « Vivons ensemble », nous répète-t-on au Mac, et à l’image de cette Xe Biennale, le parcours tire largement du côté de l’ancrage sociopolitique bienveillant un brin littéral.
Au premier, les enchaînements piétinent, au risque de niveler des œuvres déjà peu endurantes. Résultat : on s’ennuie vite, et les quelques propositions intéressantes peinent à y reprendre leur souffle. À l’image du portrait de groupe de contrôleurs SNCF, face caméra sur fond sombre et lumière picturale, filmés à l’heure du petit-déjeuner par Robert Milin, ou de la succession empathique de visages d’agriculteurs, rapportant simplement à la caméra le cri par lequel ils appellent leurs bêtes. Une leçon de liens. Curiosité encore avec un attelage compliqué du Javanais Kuswidananto A.K.A Jompet, associant défilé burlesque d’automates à tambours en uniforme royal indonésien et projection d’intrigantes performances mêlant danse, machinerie industrielle, gestes et objets traditionnels dont on finit par comprendre qu’elles rendent compte des rhizomes à l’œuvre dans la fabrication d’une culture minoritaire javanaise.
Difficile en revanche de défendre la salle offerte au Malaisien Wong Hoy Cheong, qui accroche sur des murs couleur Louvre une actualisation à la truelle de tableaux de « petit genre » français repérés au musée des Beaux-Arts de Lyon et s’appuie sur le bon vieux mécanisme, de l’anachronisme. Scènes domestiques, Lectrices (1877) de Fantin-Latour portant le nijab, famille africaine expulsée en guise de reconstitution du Mauvais Propriétaire (1824) de Jean-Claude Bonnefond, la démonstration photoshopienne confondante de bons sentiments projette un visage contemporain corrigé et multiculturel de l’esprit français...
Suit encore un enchaînement intrépide de deux projets autour de la démocratie et de la politique internationale. L’un pris en charge par l’Autrichien Oliver Ressler, l’autre par le Colombien Carlos Motta. Deux cultures, deux artistes pour une même et vertigineuse discussion. Pourquoi pas. L’ennui vient alors de ce que les propositions manquent de l’ampleur nécessaire à leur singularisation. D’autant que les deux projets forcent l’effet médiathèque, assommant le visiteur d’interviews et de lectures – déjà nombreuses par ailleurs – réduisant les documents à un leurre, et le projet à un dispositif. Jouer la forme de l’agora ne suffit pas à résoudre la traduction visuelle d’un engagement.
Le deuxième étage tend son plateau tout entier à Sarkis, qui y réactive une installation réalisée en 2002 au même endroit. Traversé du son et du souffle d’une tuyauterie reliée à l’extérieur, le plateau quasi nu accumule des pages de journaux renouvelées chaque semaine, voltigeant sous l’effet du vent. Prévue comme un espace de débats et de rencontres, la scène tient bon, disperse quelques éléments de son vocabulaire – néon rouge et bandes magnétiques – et donne des nouvelles autant qu’elle intervient sur le monde. Coïncidence ? On ose espérer que Mounir Fatmi réfère pour le moins à son voisin du dessous lorsque au troisième étage, il noie quelques photocopieurs de bandes VHS dégoulinant du mur.
Contrepoint littéral à cette version musclée du spectacle du quotidien, le jardin mouvant de Lee Mingwei engage, lui, à produire gentiment du lien. Le visiteur voudra bien choisir une fleur plantée dans une longue table courbe de granit, faire un détour dans son parcours et l’offrir à un inconnu. Ou comment amorcer une possible communauté, variation candide et métaphorique autour de l’expérience de l’art comme échange.
Moins aimable, mais posant des questions sans doute plus opérantes, la petite vidéo faussement bâclée par Alan Bulfin. Réalisé à la manière d’un happy slapping – ces petits films d’agressions enregistrés sur téléphone portable et destinés à tourner sur le Net –, son Kiling Hur joue des codes de l’amateurisme – image cracra, cadrage instable, effet d’urgence – et met en scène l’épouvantable agression d’une femme, achevée à la hache. Un registre de l’insupportable rapidement désamorcé par les lamentables trucages utilisés pour tourner la scène.
Mais l’identification du régime burlesque n’y suffit pas : le spectateur embarrassé et amusé ne sait plus trop comment nommer son propre regard. À quelle image suis-je en train de croire et à quelle distance suis-je ? Autant de questions qui s’ajustent au statement du commissaire Hou Hanru, relevant la tendance de la scène artistique actuelle à « transformer l’ordinaire en quelque chose de spectaculaire et d’unique ». Qui s’y ajustent tout en l’ébouriffant un rien. On en aurait aimé davantage.
Pedro Cabrita Reis enchante l’espace
Unanimement applaudie, l’intervention de Pedro Cabrita Reis à l’entrepôt Bichat repose sur la prise en compte plastique d’un lieu désaffecté dont les qualités d’espace en font déjà une œuvre d’art. C’est dire s’il a fallu à l’artiste jouer très finement pour s’y glisser. Et il a parfaitement réussi. Né à Lisbonne en 1956, Cabrita Reis développe depuis une vingtaine d’années un travail qui interroge les relations entre art et architecture. Pour ce faire, il utilise toutes sortes de matériaux basiques, qu’ils soient industriels ou de construction, privilégiant notamment le tube de néon comme c’est le cas à Lyon.
Une installation à jouir jour et nuit
L’utilisation qu’il en fait en créant un volume de lumière dessiné dans l’espace procède d’une mesure paradoxalement invasive et discrète. Si la façon qu’a l’artiste de disposer ses tubes de lumière au sol ou en suspens participe à révéler l’entrepôt dans sa structure, elle le fait surtout balancer entre ordre et chaos. De plus, Cabrita Reis joue des effets de confrontation entre lumière artificielle et lumière naturelle, et rien n’est plus étonnant que d’appréhender son œuvre de l’extérieur, le soir tombant. L’entrepôt se transforme alors en une sorte de condensateur d’énergie qui se révèle de l’intérieur comme un espace vital essentiel.
En nous invitant à l’expérience d’une traversée du regard, l’œuvre de Cabrita Reis s’inscrit à l’ordre d’une esthétique minimaliste. Elle en reconsidère toutefois les critères pour les augmenter d’une nouvelle donne poétique tant elle contribue non seulement à nous dessiller les yeux, mais à les enchanter.
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Biennale de Lyon 2009 - Quand le quotidien se donne en spectacle
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À l’Institut d’art contemporain
C’est finalement par les « focus » en écho à l’événement que le « biennaleux » un peu las trouvera de quoi s’échauffer. À commencer par l’IAC à Villeurbanne, d’ordinaire occupé par la Biennale et qui, cette année, déroule un neuvième et irrésistible « Rendez-vous » avec la jeune scène artistique. Mention spéciale aux impossibles et délicates mesures prises par Charles Lopez, aux méchantes saynètes animées par Laurina Paperina ou aux microperformances de Kuang-Yu Tsui, shortcuts burlesques déclinant de dignes activités sportives en milieu urbain.
Au couvent de la Tourette
À Éveux, au couvent de la Tourette, signé Le Corbusier, la malice millimétrée de François Morellet s’invite sous le béton de l’architecte pour une impeccable conversation entre maîtres de l’espace. Mais c’est dans les cellules humides du fort du Bruissin que se loge la bonne surprise, « No(t) Music », déclinaison vibrante et un peu fétichiste autour du son objectifié par les artistes. En piste, la dépouille lamentable et expirante d’un tourne-disque démembré par Dominique Blais ou la partition sculpturale jouée par les moteurs des vingt-cinq frigos-cercueils alignés au sol par Laurent Faulon.
À ne pas manquer, embusquée contre un mur, une grêle sculpture murmurante d’Emmanuel Lagarrigue, lointaine et vulnérable version du bâton de Cadere dont les anneaux colorés auraient laissé place à un mille-feuille de galettes sonores. Et dans l’une des caponnières du fort, la très belle vidéo de Pierre-Laurent Cassière, frappant brutalement la membrane de protection d’une section de pipeline avant de pister l’itinéraire percutant de son écho.
10 éditions 100 artistes
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9 euros, en vente à la Biennale.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : Biennale de Lyon 2009 - Quand le quotidien se donne en spectacle