BÂLE / SUISSE
La Fondation Beyeler a littéralement ouvert ses portes au bassin qui orne son parc, pour une promenade dessinée au-dessus d’une eau d’un vert artificiel. L’installation « Life » est aussi un appel à laisser de la place à la faune et à la flore.
Riehen/Bâle. Si les portes de nombreux musées sont restées closes à travers l’Europe ce printemps, en Suisse les institutions muséales ont ouvert les leurs depuis plusieurs semaines – mais aucune cependant à la hauteur de la Fondation Beyeler. Car dans les salles qu’arpentent d’ordinaire les visiteurs à la découverte de chefs-d’œuvre impressionnistes, les grandes baies vitrées côté jardin ont été démontées et les tableaux ont disparu des cimaises blanches. La façade du musée le plus visité de Suisse est ouverte à tous vents. De l’eau verte s’infiltre dans les salles d’exposition permanente, atteignant jusqu’à 80 cm de profondeur. Au visiteur s’offre la possibilité de contempler l’installation depuis le jardin ou d’emprunter l’une des passerelles de bois pour parcourir le dédale des salles inondées comme on le ferait dans un jardin botanique.
Lors de la construction en 1997 du musée privé destiné à accueillir sa fondation à Riehen, en périphérie de Bâle, Ernst Beyeler avait demandé à Renzo Piano d’intégrer l’architecture à la nature. Érigé dans un parc aux arbres centenaires, l’emblématique bâtiment est agrémenté d’un bassin aux nénuphars, clin d’œil aux nymphéas immortalisés par Claude Monet, qui constitue une transition entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment ; un dialogue entre l’art et la nature. Dans l’installation d’Olafur Eliasson qui signe ici avec Life sa première réalisation in situ en Suisse, ce même bassin d’eau s’est comme déployé. Se perçoit donc une continuité avec l’esprit qui a œuvré à la genèse du lieu et dont Samuel Keller, le directeur du musée, semble vouloir se porter garant. Selon lui, née d’une discussion avec l’artiste, « cette œuvre d’art est une expérience collective. Elle questionne les conventions de l’art, de la nature, des institutions et de la vie et tente de dissoudre leurs frontières ». Plus que d’expérience, on pourrait parler d’expérimentation radicale : « Je ne voulais pas seulement ouvrir une porte, je voulais briser les frontières structurelles qui séparent l’extérieur de l’intérieur », explicite l’artiste dano-islandais dans le texte qu’il a rédigé au sujet de son installation.
Faire exploser les frontières, Olafur Eliasson le fait encore une fois à sa manière, comme à chacune de ses interventions dans des lieux publics : avec un sens osé de l’esthétique et une dose de provocation. Cette provocation est surtout d’ordre visuel : le vert fluorescent de l’eau, loin de se fondre dans les tons printaniers du parc du musée, agresse autant qu’il aimante le regard. Cette coloration naturelle due à de l’uranine (un colorant non toxique utilisé pour étudier les courants), Eliasson l’a déjà expérimentée avec le projet « Green Water » (1998-2001) dans plusieurs métropoles et sites à travers le monde (à Stockholm, Tokyo, Brême en Allemagne ou Los Angeles). Mais là où le courant fluvial dispersait l’uranine, dessinant des traînées vertes, ici, l’eau stagnante est uniformément fluorescente, créant à première vue une certaine artificialité. Une mise en scène que le paysagiste allemand Günther Vogt, qui a travaillé de concert avec l’artiste, relie à la construction d’un paysage : « Je trouve la saturation artificielle de la couleur verte assez excitante dans le contexte du musée. En fin de compte, il est question de l’idée de la production de paysage – car le paysage est toujours une production culturelle. »
Là réside peut-être l’aspect le plus stimulant de Life : Eliasson prend le visiteur au piège des apparences pour le confronter à la nature véritable et vivante du projet. Derrière l’artifice de la couleur, se cache en réalité un biotope qui ne se dévoile à l’œil qu’après un examen rapproché de la surface de l’eau. Des micro-organismes, nénuphars, laitues d’eau et fougères aquatiques peuplent une installation dont le développement devrait échapper au créateur comme à ses hôtes. « De concert avec le musée, je cède le contrôle à l’œuvre d’art, pour ainsi dire, je donne tout pouvoir aux visiteurs humains mais aussi aux visiteurs non humains, aux plantes, aux micro-organismes, aux caprices du temps, au climat – un grand nombre d’éléments que les établissements artistiques s’efforcent habituellement de tenir à l’écart, annonce l’artiste. Nous, en revanche, nous voulons accueillir tout le monde. »
Par « tout le monde » s’entend la faune diurne comme nocturne ; ouvert de jour comme de nuit (sur demande) avec une installation éclairée par des néons bleutés, le parc de la fondation l’est aussi pour les chauves-souris, les oiseaux et les insectes. Une manière pour l’artiste de rappeler que l’homme ne forme qu’une petite partie du vivant et qu’il est temps pour lui d’y occuper une place plus humble : « Nous devons maintenant comprendre que nous sommes moins extraordinaires que nous ne le pensions. Nous devons donner de l’espace aux autres. “Life” présente un modèle pour un paysage du futur qui soit hospitalier. » Une prophétie qui dépasse certainement le cadre d’une seule œuvre d’art mais qui peut agréablement se méditer sur place ou à distance : le site Internet de la Fondation Beyeler retransmet en direct des impressions du lieu, via des filtres optiques imitant la perception d’autres espèces animales et offrant des perspectives alors inédites sur l’installation.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°567 du 14 mai 2021, avec le titre suivant : À Bâle, Olafur Eliasson esquisse le paysage du futur