Art moderne - Art contemporain

XXE SIÈCLE

Alice Neel au pays des hommes

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 7 novembre 2022 - 828 mots

PARIS

Le Centre Pompidou présente une artiste américaine peu connue. Engagée et féministe, elle a mis dans ses tableaux les injustices de son époque, portant un regard humaniste sur ses contemporains.

Paris.« Figure majeure de la peinture américaine », tel que l’affirme le panneau de l’entrée de l’exposition, Alice Neel (1900-1984) est pourtant une artiste ignorée du public français – elle n’a bénéficié que d’une seule présentation à Arles en 2016. Le texte d’introduction précise que cette sympathisante communiste « s’intéressait tout au long de sa vie aux injustices et inégalités, épinglant autant la ségrégation raciale que la discrimination des homosexuels et les nus féminins peints sans concession en ont fait une icône du féminisme ». Autrement dit, Alice Neel est une artiste engagée, humaniste, féministe et, sans aucun doute, une bonne peintre. Mais une figure majeure de l’art américain ? Dans un siècle qui a vu passer, aux États-Unis, Eva Hesse, Agnes Martin, Joan Mitchell ou Louise Bourgeois, le terme semble excessif.

La misère au bout du pinceau

Portraitiste de talent, Alice Neel a le mérite de fixer les images de ceux qui n’ont pas droit à l’image. Mariée à un artiste cubain, Carlos Enríquez, elle s’installe avec lui à La Havane. Pas pour longtemps (de 1926 à 1927), mais assez pour être touchée par la pauvreté qui y règne. Avec Mendiants (1926), un couple misérable est traité dans un style figuratif, sans pour autant être descriptif. Évoluant peu, l’artiste restera figurative toute sa vie, y compris dans les années 1950, à l’ère de l’expressionnisme abstrait triomphant.

Aux États-Unis, le krach de 1929 plonge une partie de la société américaine en dessous du seuil de pauvreté. Neel, comme d’autres artistes, bénéficie alors du Public Works of Art, un programme lancé par le gouvernement fédéral, pour soutenir les artistes pendant la Grande Dépression. Face à cette situation économique, elle réalise de nombreuses scènes urbaines où, curieusement elle n’exploite pas tous les effets dramatiques de l’époque : pas de foules affamées, pas d’attroupements autour d’une soupe populaire, ni de vagabonds à la recherche d’un travail. Désespérément vide, la ville, traversée par de rares êtres humains, est un espace de solitude (Cityscape, 1933 ; Synthèse de New York, La Grande Dépression, 1933). La représentation du Bowery met l’accent sur toute la misère de ce quartier pauvre, situé au sud de Manhattan (Sans titre, Bowery, 1936). D’autres tableaux, qui ont pour sujet la protestation contre toute forme d’injustice, se montrent nettement plus explicites : Uneeda Biscuit Strike (1936) met en scène une charge de la police montée contre les grévistes. Mais l’artiste ne se limite pas aux problèmes raciaux américains : dans Nazis Murder Jews (de la même année), elle montre une manifestation contre le régime nazi. En introduisant une pancarte en plein centre de cette représentation, qui en reprend le titre, Neel n’hésite pas à exprimer une franche contestation.

Portraits intenses et nus plus contestables

Son choix de portraits – rarement des commandes – se porte sur des militants communistes new-yorkais, des personnes appartenant aux minorités qui habitent le même quartier que l’artiste – le Spanish Harlem –ou encore sur des membres de la communauté gay et lesbienne. Isolés – Art Shields ou Mike Gold –, parfois en couple, ici mixte – Rita et Hubert –, tous dégagent une intensité sans aucune ostentation. Si, dans la majorité des cas, il s’agit d’hommes, les femmes ne sont pas absentes comme l’imposante Marxist Girl, Irene Peslikis (1972) ou Peggy (1948), sans doute la composition la plus originale dans cette galerie de portraits.

Plus complexe est le sujet des nus féminins. Alice Neel s’affirme clairement féministe et considère avec justesse que la position d’une artiste femme dans un univers dominé par les hommes est un obstacle permanent. Pour autant, peut-on voir dans ses nus l’illustration de cet empêchement ? Les auteurs du catalogue et, avant tout, la critique Élisabeth Lebovici, n’en doutent pas une seconde. Le visiteur reste, lui, plus perplexe face à ces chairs molles et lisses, à ces corps – même lors d’une grossesse – quelque peu stéréotypés. On songe à ceux, sans concession, de Maria Lassnig et, plus loin, aux femmes-maisons de Louise Bourgeois.

Paradoxalement, ce sont les nus masculins qui apparaissent comme une critique de la société phallocrate. Rares sont en effet les images qui rendent aussi ridicule une virilité comme celle de Joe Gould représenté en empereur assis sur un fond rouge avec sa panoplie de pénis qui pendent. (Joe Gould, 1933).

Le magnifique portrait d’Andy Warhol (1970) est nettement plus sérieux, voire tragique. Andy Warhol fait partie des artistes, des conservateurs et des critiques, peints par Alice Neel dans les dernières années de sa vie, quand elle s’installe dans le Upper West Side. Le torse dénudé et couvert de cicatrices, les yeux clos, il semble en fin de trajet, comme absent. Pas question ici de genre spécifique – « Il était androgyne, vous savez, il avait des seins de femme »– remarque malicieusement Neel. Plus qu’à moitié nu, Warhol est définitivement mis à nu.

Alice Neel, un regard engagé,
jusqu’au 16 janvier 2023, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°598 du 4 novembre 2022, avec le titre suivant : Alice Neel au pays des hommes

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