Quatre-vingts tableaux de la prestigieuse collection de l’Académie Carrare de Bergame, en Lombardie, qui réunit des chefs-d’œuvre de Pisanello à Canaletto, ont fait le voyage en Normandie. L’occasion pour le public français de découvrir de nombreux inédits.
Jusqu’à présent, la peinture bergamasque au musée de Caen se résumait à une œuvre : Le Repos pendant la fuite en Égypte de Giacomo Cotta (1627-1689). Un tableau largement noyé dans l’importante collection italienne du musée, qui réunit des œuvres de Pérugin, Tintoret ou Le Guerchin. C’est là l’un des principaux apports de cette nouvelle exposition : mettre en lumière l’école picturale bergamasque, encore largement méconnue en France, car absente des collections publiques.
Ville moyenne de la plaine du Pô, en Lombardie, située à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Milan, Bergame a pourtant vu naître et travailler quelques grands peintres italiens, tiraillés tour à tour entre l’influence du naturalisme milanais et la lumière vénitienne. Ainsi du portraitiste Giovanni Moroni (1525-1578) – né en réalité à Albino, à quelques kilomètres de Bergame – ou encore du remarquable peintre de natures mortes aux instruments de musique, Evaristo Baschenis (1697-1677). C’est aussi à Bergame que le Vénitien Lorenzo Lotto (1480-1556) fit une grande partie de sa carrière, alors que la concurrence était trop rude sur la Lagune.
Pour quelques mois, les chefs-d’œuvre du principal musée de la ville, l’Académie Carrare, font une escale inédite en France, à Caen. Fermée pour travaux [lire l’encadré ci-dessous], l’institution a en effet accepté de se séparer temporairement de quatre-vingts de ses peintures – dont une partie avait déjà été présentée à Lausanne en 2008 –, dessinant ainsi un florilège de la peinture italienne. Les Botticelli, Bellini et Guardi ont certes fait le voyage en France, mais aussi plusieurs œuvres d’artistes provinciaux, moins connus et pourtant talentueux, tels que Caselli, Zucco ou Nazzari.
La collection de Giacomo Carrara
Créé à la fin du XVIIIe siècle, l’établissement bergamasque est le fruit d’une histoire singulière que raconte aussi cette exposition. Les collections de l’Académie Carrara, installée dans un palais néoclassique au cœur de la cité, ont été constituées d’un agrégat de collections, plus de deux cents donations au total lui ayant été affectées. Son histoire est aussi assez proche de celle de nombreux musées français nés à l’époque des Lumières. L’établissement est en effet l’héritier d’une première collection léguée pour la création d’une école de dessin et d’enseignement des beaux-arts, à l’initiative de Giacomo Carrara (1714-1796), figure locale de Bergame.
Une partie de sa collection, avec une forte dominante d’artistes bergamasques, sera toutefois vendue par la municipalité en 1835. Sur les mille deux cent soixante-quinze tableaux inventoriés à sa mort, quatre cent sept sont aujourd’hui identifiés à l’Académie comme provenant de Carrara.
Lochis, histoire d’un musée avorté
Le second grand donateur fut le maire de Bergame de 1840 à 1848 : Guglielmo Lochis (1789-1859), amateur d’une autre envergure qui a quasiment exclusivement réuni des chefs-d’œuvre de la peinture italienne, méticuleusement exposés dans sa maison de campagne-musée, la Croccetta di Mozzo. Parmi ses trophées de chasse – non exposés à Caen –, figurent notamment un Raphaël de jeunesse (Saint Sébastien, vers 1502) ou un somptueux Christ rédempteur du Guerchin.
À sa mort, Lochis lègue sa collection et sa maison à la ville, à condition d’y ouvrir un musée. Mais une fois encore, les autorités municipales rechignent et refusent alors de s’embarrasser d’un deuxième musée. Le testament est contesté : la villa et ses meubles sont vendus alors que seuls deux cent quarante de ses tableaux – sur les cinq cent cinquante – échoient à l’Académie Carrare.
L’intermédiaire de la vente est l’historien de l’art Giovanni Morelli (1816-1891). Il en rachètera quelques-uns pour son compte. Ce dernier est l’auteur de nombreuses études sur la question des attributions, publiées sous le pseudonyme d’Ivan Lermolieff, à une époque où les fausses peintures de primitifs envahissaient le marché de l’art. Sa méthode était inédite : établir une typologie par artiste des détails peints (ongles, bouts d’oreille, auréoles…), arguant du fait que les copistes prêtaient rarement attention à ce genre de choses… L’appartement milanais de Morelli regorgeait de trésors accrochés dans toutes les pièces, distribuées autour d’un point central, le grand salon sur jardin, où un grand Botticcelli (Histoire de Virginie, vers 1500, non présenté à Caen) disputait la vedette à une superbe Madone de Giovanni Bellini (vers 1488, exposée à Caen).
Les grands tableaux d’autel
Autorisé à puiser dans ce vaste ensemble enrichi au fil du temps de nombreux autres legs – où se côtoient œuvres phares et petits maîtres –, Patrick Ramade, le directeur du musée des Beaux-Arts de Caen, a souhaité privilégier un accrochage didactique et thématique. Les grandes salles du musée de Caen ont ainsi permis la venue de grands tableaux d’autel, dans une section évoquant la peinture religieuse, allant de Lorenzo Monaco, avec son Christ au tombeau peint dans une veine encore gothique, aux grâces de Lorenzo Lotto, évoquées avec Le Mariage mystique de sainte Catherine (1523), peinture malheureusement amputée.
À Bergame, la tradition du retable de grand format, promue notamment par les émigrés vénitiens, a connu de belles heures. Amateur de primitifs, Carrara en avait acquis quelques témoignages, achetés souvent directement auprès des ecclésiastiques contre la promesse de les remplacer par des œuvres modernes. Ainsi des cinq panneaux du polyptyque de Scanzo peints par Bartolomeo Vivarini dans la seconde moitié du quattrocento et réunis à Caen. Quatre grands polyptyques, dont deux dus à Ambrogio da Fossano, dit le Bergognone (vers 1453-1523), ont également pu être reconstitués grâce à des emprunts complémentaires dans des collections particulières.
Des exemples du réalisme italien
La section suivante nous plonge dans une ambiance singulièrement différente, celle du portrait réaliste. Celle-ci s’ouvre avec une œuvre un peu marginale, qui n’en demeure pas moins exceptionnelle. Peint par Pisanello vers 1441, le célèbre portrait de Lionel d’Este, qui répond au portrait d’Isabelle d’Este conservé au musée du Louvre, provenant de la collection Morelli, a fait de manière exceptionnelle le déplacement à Caen.
D’autres tableaux sont en revanche de véritables découvertes. Ainsi du Portrait d’un gentilhomme de vingt-neuf ans, qui illustre le talent de Giovanni Moroni, piètre peintre religieux mais excellent portraitiste, que Titien en personne recommandait aux gouverneurs vénitiens dont il ne pouvait lui-même satisfaire les commandes. « Ces tableaux montrent que le réalisme n’était pas uniquement l’apanage des écoles du Nord », souligne Patrick Ramade.
Moroni parvient en effet à décrire une atmosphère intime, centrée sur le sujet qui est pourtant traité sans aucune concession. Ici, le visage du jeune homme se détache légèrement de trois quarts, en buste, sur un fond gris neutre, formule reprise avec un cadrage élargi dans le portrait d’un vieil homme au bonnet, tableau inachevé du fait de la mort brutale de l’artiste. Des portraits « tellement vrais, simples, documentés, qu’on a aussitôt la certitude d’en avoir connu les modèles », écrivait ainsi l’historien d’art Roberto Longhi. « Ces œuvres exécutées dans un milieu austère et catholique présentent certes des images de succès personnel et professionnel, mais elles suggèrent dans le même temps l’idée que la gloire du monde n’est que vanité », précise Patrick Ramade.
L’exposition s’achève sur une tonalité un peu plus convenue, en présentant un ensemble de peintures vénitiennes du XVIIIe siècle appartenant au genre des vedute, grands paysages magnifiant l’architecture de la Sérénissime, mais aussi quelques scènes de genre. Y sont réunis les inévitables Canaletto, Bellotto et Guardi, présents dans tout bon ensemble de peintures vénitiennes. Si ces toiles révèlent un autre pan de la collection de l’Académie Carrare, elles ne constituent pas pour autant le principal intérêt de cette exposition qui vaut d’abord pour les « inédits » bergamasques qu’elle propose au public français.
Fondée en 1796 par le collectionneur Giacomo Carrara et inaugurée en 1810, l’Académie, qui réunissait à l’origine école et pinacothèque, est entrée en 1958 dans le giron de la ville de Bergame après maints legs successifs. La fondation gestionnaire n’avait en effet plus les moyens de l’assumer financièrement… Deux cents ans après son ouverture, ce vaste ensemble, hébergé dans un palais néoclassique du centre-ville, fait l’objet d’un grand programme de restructuration. L’école a certes déménagé depuis longtemps et une galerie d’art moderne et contemporain, logée à proximité, lui a été adjointe en 2002. Mais les quelque deux mille peintures et trois mille dessins, tout comme les archives, étaient toujours à l’étroit dans les deux étages du bâtiment.
D’un coût de cinq millions d’euros, largement financés par le mécénat d’une banque locale, ces travaux pilotés par l’architecte italien Attilio Gobbi vont permettre une mise aux normes des espaces d’exposition (mise en lumière, climatisation, sécurité). Le parcours des salles sera également intégralement repensé et agrandi. Une nouvelle salle d’exposition est ainsi en cours de construction sous la cour d’entrée du bâtiment. Prévue initialement en 2010, la réouverture du musée a été repoussée à 2012. En attendant, une partie des œuvres a été exposée de manière itinérante, à Bergame même, mais aussi en Italie, en Suisse et aujourd’hui à Caen.
« On ne dira jamais assez combien les fermetures de musées pour travaux sont une aubaine pour les organisateurs d’expositions, note Patrick Ramade, directeur du musée des Beaux-Arts de Caen. Elles permettent en effet de libérer des œuvres de leurs cimaises et de les rendre disponibles pour participer à des manifestations culturelles. »
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Académie Carrare - Un débarquement de chefs-d’œuvre en Nomandie
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Abonnez-vous dès 1 €1796 Legs du comte Giacomo Carrara.
1810 Inauguration de l’édifice néoclassique abritant une école des beaux-arts et une pinacothèque.
1859 S’enrichit de la collection du maire de Bergame, Guglielmo Lochis.
1891 L’historien d’art Giovanni Morelli lègue une centaine d’œuvres parmi lesquelles des Monaco et des Botticelli.
1958 La ville de Bergame devient propriétaire de l’Académie et en assure la gestion.
2002 Ouverture d’une galerie d’art moderne et contemporain.
2012 Réouverture prévue du musée après quatre ans de travaux.
Autour de l’exposition
Infos pratiques. « Botticelli, Bellini, Guardi… Trésors de l’Accademia Carrara de Bergame », jusqu’au 19 septembre 2010. Musée des Beaux-Arts, Caen. Tous les jours sauf le mardi, de 9 h 30 à 18 h. Fermé le 4 avril, le 1er mai et le 13 mai. Tarifs : 5,20 et 3,20 Euro. www.mba.caen.fr
Bergame, cité « dell’arte ». Berceau de la Commedia dell’arte et de l’opéra italien, Bergame exhale un charme digne de Florence ou Vérone, déjà perceptible devant les tableaux exposés à Caen. Proche de Milan et du lac de Garde, sa ville haute, qui conserve toujours ses remparts édifiés au xvie siècle, abrite quelques-uns des plus beaux fleurons de l’architecture italienne. La basilique Santa Maria Maggiore et ses marbres polychromes ainsi que la chapelle Colleoni sont de véritables joyaux de la Renaissance lombarde.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°624 du 1 mai 2010, avec le titre suivant : Académie Carrare - Un débarquement de chefs-d’œuvre en Nomandie