Nous sommes tous les dépositaires d’une histoire. Celle de Pascal Convert le conduit à fouiller la mémoire et l’oubli, au risque de raviver les plaies. De la Grand Guerre à la destruction des bouddhas de Bâmiyân, portrait d’un artiste pour qui créer, c’est résister.
Cette fois-ci, il le promet : Pascal Convert ne s’éloignera plus du monde de l’art, contrairement à 2003, après la violente polémique essuyée par son monument en hommage aux fusillés du Mont-Valérien, à Suresnes. Le monument n’avait pourtant pas de quoi heurter : une cloche en bronze de 2,70 x 2,18 m, déposée sans mise en scène face à la chapelle dans laquelle étaient enfermés les condamnés entre 1941 et 1944 et sur laquelle sont gravés les noms de plus de mille victimes. Un monument d’« une justesse sans effets, une forme puissante et discrète », promettait alors l’artiste dans son projet présenté au concours, « un signe symbolique culturel simple, accessible, ouvert »… Trop, sans doute, pour ouvrir la voie à un affrontement mémoriel entre gaullistes et communistes. Résultat, le président de la République Jacques Chirac sécha l’inauguration, refilant la patate chaude à son Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Initiateur de cet hommage aux fusillés, le sénateur « Robert Badinter était furieux, se souvient l’artiste. L’hommage d’un Premier ministre n’était que celui de son gouvernement et non celui de la République ! »
Alors, en proposant un projet aux Invalides dans le cadre des commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier en 2021, Pascal Convert savait dans quelle nouvelle galère il s’aventurait. Et les attaques ont été à la hauteur : « inconvenant » et « de mauvais goût » ont hurlé ses détracteurs sur les réseaux sociaux derrière le président de la Fondation Napoléon qui, pour sa part, a qualifié de « fous » le plasticien et ses hôtes (le Musée de l’Armée et Éric de Chassey, commissaire du parcours d’art contemporain aux Invalides) dans une émission télévisée. Pourtant, Memento Marengo (« Souviens-toi Marengo »), l’intervention réalisée sous le dôme des Invalides est, cette fois encore, très sage : une réplique du squelette de Marengo, cheval favori de l’Empereur, suspendu au-dessus du tombeau de son maître, très loin des provocations « subversives » auxquelles on a voulu l’associer. Pas de quoi fouetter un cheval donc, ni même un artiste.
Pascal Convert n’est pas un adepte de la provocation ni de l’outrance mais, au contraire, un artiste de la réflexion et de la mesure. « [Il] invente des objets essentiellement visuels, doués dans leur ensemble de quelque chose qu’on aimerait nommer une très haute mutité : les mots n’y ont aucun rôle spectaculaire, et l’élément iconographique, s’il existe, ne se présente sous aucun jour d’évidence revendiquée. Ce ne sont là que des lieux, des traces dans les lieux, des objets portant traces. » Écrits en 1999 dans La Demeure, la Souche , ces mots du philosophe Georges Didi-Huberman restent, vingt-deux ans plus tard, toujours d’actualité. À ceci près que Pascal Convert n’est plus seulement le plasticien en vue qu’il était dans les années 1990, ancien pensionnaire de la Villa Médicis défendu par la puissante Galerie Pietro Sparta, exposé au CAPC, à Beaubourg, à Moscou et à New York, mais aussi un écrivain, un auteur de documentaires et un historien – « amateur », précise-t-il. Bref, un « passeur » de cette Histoire majuscule qui hante son travail et ses veines.
Né en 1957 à Mont-de-Marsan, dans la forêt des Landes, Pascal Convert est l’arrière-petit-fils d’un soldat tué au Chemin des Dames, et le petit-fils par sa mère de Léonce Dussarrat (1904-1976), alias Léon des Landes, dit « le lion des Landes ». Négociant en fer, ce dernier joua un rôle important durant la Seconde Guerre mondiale, en organisant la résistance dans le sud-ouest de la France et en participant à la libération du pays. À cette figure écrasante du grand-père, impétueux chef des FFI au-dessus de la cheminée duquel était suspendue une paire de fusils de chasse offerte par le maréchal Tito en remerciement d’un service dont il ignore tout, Pascal Convert a consacré un très beau texte : La Constellation du Lion .
Dans ce livre publié chez Grasset en 2018, l’auteur raconte ce grand-père « qui portait fièrement le béret landais ». « Homme persuadé d’avoir un destin, il avait développé un regard intérieur et m’observait avec ses yeux de voyant. Pétrifiés dans le silence, avec mon frère, nous attendions assis sur nos chaises la fin de l’examen », se souvient Convert qui, plus loin, raconte l’une des mémorables colères du patriarche. Mécontent d’une décision de De Gaulle à la Libération, celui-ci demanda que l’on abatte le général, rien de moins ! « Tuer le général de Gaulle ! Parfois, je m’étonne de mon caractère quelque peu excessif, mais un tel héritage donne quelques excuses », sourit l’artiste.
Nous sommes tous les dépositaires d’une histoire. Celle de Pascal Convert est liée à la guerre et à la résistance donc, autant qu’à l’art et à la folie. Dans un autre livre intitulé Conversion , paru en 2017 chez Filigranes, il raconte cette fois l’histoire de son père, Marc-Jean Convert, instituteur et peintre à « la destinée douloureuse », et de sa mère, écrivaine « atteinte d’un mal curieux qui [l’empêchait] d’avoir l’énergie de faire du café », en « bordure des marécages de la schizophrénie ». Il se remémore son père peignant au couteau, chaque jour au petit matin, sur la table de la cuisine qu’il avait pris soin de protéger avec les feuilles du journal. « Peindre était une autre manière pour lui de s’évader », écrit l’auteur. S’évader de quoi, de qui ? De la dépression de son épouse : « Quand il dessinait, poursuit Pascal Convert, conscient qu’il ne pouvait distraire son temps qu’un court instant, que son attention allait être happée par un vent soudain de pleurs, par une demande de présence permanente, son crayon voltigeait, jetant fourrés, branchages et troncs d’arbres les uns contre les autres. »
Née un Vendredi saint, « jour de l’agonie du Christ », sa mère, elle, noircit des cahiers entiers d’écolier de poèmes et du roman de sa vie. Lectrice d’ Alice au pays des merveilles et du Petit Prince, mystique de gauche qui avait compris que charité bien ordonnée commence par soi-même, « elle absorbait un certain nombre de drogues de manière tout à fait anarchique, ce qui eut pour résultat d’accentuer son goût pour les mondes parallèles et imaginaires. » Ce mélange donne des lignes tantôt légères – « Il est huit heures. J’allume la lampe. Il pleut, le jour baisse, il faut donner de la lumière et sur le mur soudain, sous la glace, contre la tapisserie semée de fleurs, je vois une petite sphère nacrée […]. Je ne cherche pas à en connaître l’origine, j’admire ma fleur de lumière en silence et ne suis pas loin de prier comme devant un miracle. »–, tantôt graves – « Si mon père savait le mal que je souffre il viendrait me chercher. Il me faut ratisser le bleu de mon âme pour qu’elle s’apaise. Il me faut ravauder les trous de la douleur à petites aiguilles appliquées. J’écris. Tableau triste. Faim. Il fait gris. Il fait triste. »–, mais toujours admirables.
Marc-Jean est mort durant une douce journée d’été, « violemment », en manipulant un fusil de chasse. À moins que cela soit sa mère, qui lui avait déjà « volé son enfance en étant enfant à [sa] place », écrit Convert dans La Constellation du Lion , qui lui ait aussi volé son père « en apprenant que lui aussi allait la quitter »…
Est-ce cet héritage, si pesant et si porteur à la fois, qui donne à « Pascal » – « la Passion et la Résurrection comme promesses » – ce visage quasi christique, « douloureux » et « un peu effaré », sous « ce front mouvant qui torture ses sourcils » ? « Je ne m’en étonne plus, écrit la critique d’art Catherine Millet, parce que j’ai compris maintenant que Pascal a une tête de spéléologue. » Une tête de savant fou aux cheveux ébouriffés, mix d’Albert Einstein et d’Emmett Brown, le « Doc » de Back to the Future , en version archéologue de l’oubli.
Depuis son travail sur le Mont-Valérien (le monument, mais aussi un documentaire lui aussi à l’origine d’une polémique), qui lui a donné « cette chance inouïe de rencontrer les derniers grands résistants encore en vie : Raymond Aubrac, Stéphane Hessel… », Pascal Convert exhume les fosses communes de la mémoire. D’abord, la vie du résistant Joseph Epstein, juif polonais communiste parti combattre le fascisme en Espagne et en France, fusillé au Mont-Valérien le 11 avril 1944. En 2007, l’artiste lui consacre une biographie [ Joseph Epstein, Bon pour la légende , Atlantica-Séguier], suivie là encore d’un documentaire et d’une série de sculptures en verre, dont Joseph Epstein, Le temps scellé, double portrait en cristal du résistant et de son fils, exposé en 2009 à « La force de l’art » . Ensuite, Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin disparu en 2020, auquel Convert a consacré un essai critique de son livre de mémoires Alias Caracalla . Dans cet essai autoédité en 2020 faute d’avoir trouvé un éditeur [Daniel Cordier, son secrétariat, ses radios , Librinova], l’historien Convert s’attache à « décrypter la reconstitution littéraire proprement fabuleuse » que Cordier propose de lui entre juin 1940 et juin 1943, date de l’arrestation de Moulin. Car, « comme dans toute reconstitution, il reste des parts d’oubli, comme des fragments inaudibles dans une émission clandestine en morse », note Convert.
La question du réel s’invite dans la vie de Convert dans les années 1990, lorsque, initiateur d’un BTS audiovisuel à Biarritz, il travaille avec ses étudiants à l’analyse critique des médias. Cela débouche à la fin de la décennie sur une première série de sculptures en relief faites à partir de trois icônes du reportage de guerre : la « Pietà du Kosovo » (de Georges Mérillon), la « Madone de Bentalha » (de son ami Hocine Zaourar) et la mort du petit Mohamed al-Dura (filmée par Talal Abou Rahmeh pour France 2). De ces images, le sculpteur puise des œuvres que Georges Didi-Huberman, infatigable compagnon de route, compare en 2006 aux reliefs de Donatello, mais des reliefs réalisés dans un matériau instable (la cire) et sculptés non pas en saillie, mais en creux. « Devant cette masse de silence, les repères de signification ne sont pas donnés d’avance : ils sont à construire sur le moment de mutité qui nous saisit d’abord, nous interloque. Il faut donc un peu de patience : on regarde, on attend, on questionne », écrit le philosophe. C’est donc là qu’il faut chercher l’œuvre de Pascal Convert, au carrefour des réflexions sur l’histoire, les images et la sculpture.
L’art a-t-il une portée politique ? L’artiste pense que oui, « autrement, il n’intéresserait personne », dit-il, avant d’ajouter que l’art possède quelque chose de « plus central » encore : « L’émotion. Il n’y a pas grand-chose d’autre que l’art pour émouvoir autant. » Si Pascal Convert puise l’émotion dans l’histoire, la petite comme la grande, il la traduit toujours dans la sculpture. « Je suis profondément sculpteur », clame l’artiste, et un sculpteur traditionnel si l’on se réfère aux matériaux utilisés : le bronze, le bois et le verre – dont la proximité phonétique entre son patronyme et le nom du matériau l’amuse toujours. Le bois, c’est celui des souches d’arbres « morts » en 14-18 et prélevés dans les Éparges de Maurice Genevoix, qu’il fige puis vitrifie par le feu avant d’« envelopper ces sculptures naturelles d’une gangue d’encre de Chine, processus usuel de la momification en Asie », remarque Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire où sont présentées les souches cet été ( Ceux de 14 ). Le verre, c’est celui de ces livres anciens cristallisés par le verre en fusion selon un processus de « transsubstantiation », eux aussi exposés cet été au Domaine de Chaumont-sur-Loire, à l’endroit même où la bibliothèque de la princesse de Broglie disparut dans un incendie en 1957. L’histoire portée par l’émotion, encore…
Parfois, l’émotion est trop vive, trop politique aussi. En 2016, le ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault choisit, contre l’avis du jury, le projet de Xavier Veilhan face à celui de Pascal Convert pour représenter la France à la Biennale de Venise en 2017. Xavier Veilhan propose alors de transformer le pavillon français en « Merzbau musical », autrement dit en studio d’enregistrement. Pascal Convert, qui revient d’un séjour dans la vallée de Bâmiyân, en Afghanistan, propose quant à lui « d’inviter » dans le pavillon les deux bouddhas géants détruits par les talibans le 11 mars 2001. À l’aide d’une technologie ultrasophistiquée de tuilage de 4 000 photographies, le sculpteur projette notamment de réaliser à l’échelle 1 le relevé photographique de la falaise de Bâmiyân dans laquelle avaient été sculptés en relief les deux bouddhas de 55 et 38 m, détruits à l’explosif. Mais la politique pouvait-elle sciemment accueillir entre les murs du pavillon français le sujet brûlant de l’Afghanistan et du terrorisme, au moment même où se tiendrait l’élection présidentielle en France ?
De cette empreinte photographique, Pascal Convert a depuis réalisé un panorama de 16,50 m de la falaise, composé de 15 panneaux, selon un procédé de tirage ancien qui « imprime » le papier à la manière d’un bas-relief. L’image, en ultra-haute définition, autant scientifique qu’artistique, est enivrante de détails. L’œil a la sensation de pouvoir pénétrer dans chacune des centaines de petites cellules des moines bouddhistes creusées à même la roche, elles aussi saccagées par les talibans ; de part et d’autre, les niches béantes des deux colosses disparus. Tandis qu’une édition du panorama est actuellement présentée au Musée Guimet dans l’exposition qui commémore les vingt ans de la destruction des bouddhas, une autre fait face cet été aux 5 000 ans d’art et d’histoire de la Galerie du temps du Louvre-Lens.
Mais de quoi le panorama de Pascal Convert est-il le nom ? D’une œuvre d’art, d’un relevé archéologique ou d’un manifeste mettant les politiques occidentaux face à leur incurie dans la gestion du Moyen-Orient ? « Oui, l’art est un signal d’alerte, mais qui doit toujours prendre une forme poétique. Voilà pourquoi la forme est, dans mon travail, si importante, dit le sculpteur. Je ne fais pas de slogan ; j’écris des émotions qui permettent de comprendre des situations. » Annonciateur en mars 2001 du 11-Septembre, le Panorama de la falaise de Bâmiyân fera peut-être le voyage à New York pour la commémoration des attentats contre le World Trade Center en septembre prochain. À moins que, cette fois encore, l’œuvre de Pascal Convert ne ravive les plaies non cicatrisées de l’Histoire.
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Pascal Convert, sculpteur à « Histoire »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°745 du 1 juillet 2021, avec le titre suivant : Pascal Convert, sculpteur à « Histoire »