Art moderne

Oppenheim, l’artiste prise au piège de la muse

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 17 janvier 2014 - 1388 mots

Grande, élégante, Meret Oppenheim souffrit d’être « la muse » des surréalistes, au mépris de la reconnaissance de son œuvre. Une exposition au LaM nous la fait redécouvrir. Portrait.

« Dans l’ombre, on est moins observé. » Ainsi Meret Oppenheim commentait-elle l’un de ses rêves. L’observation pourrait valoir en partie pour la vie de cette artiste suisse, tissée d’éclipses et d’embellies. Et pour une œuvre dont le caractère multiforme et imagé est de nature à désorienter l’écriture. Son nom évoque immanquablement la série de photographies prises par Man Ray, avec laquelle elle s’est beaucoup débattue. On y retrouve la fascination du photographe pour le noir et blanc, le visage-masque ou encore l’obsession des surréalistes pour la femme enfant, ou leur attrait pour Sade perceptible dans le collier qui rattache la jeune fille à son amoureux mécanique. Sinon à Man Ray, son amant dans la vie. Pour l’historien David Lomas, « le corps de cette muse du surréalisme » sert ainsi de « prétexte à une lecture » narcissique de la sexualité masculine, dont elle serait le « miroir ». L’universitaire new-yorkaise Mary Ann Caws a voulu souligner « l’agression de la forme métallique », qui segmente ce corps. Il n’y a pourtant rien de bien neuf à souligner la misogynie des premières années du surréalisme, pointée en son temps par Simone de Beauvoir. Très peu, cependant, ont fait observer que, en se mêlant à la machine, Meret Oppenheim semble s’attribuer un sexe masculin. Dans ce montage, il est ainsi possible de retrouver la pensée de Carl Gustav Jung sur « l’androgynie psychique », la dynamique des contraires, le contraste entre la persona et « l’ombre » chez l’individu, blanc et noir.

Une fillette Maltraitée à mort
Le père de Meret, médecin, passablement inquiet, l’avait envoyée à 22 ans consulter Jung qu’il comptait parmi ses amis. Ce dernier le rassura, n’ayant pas décelé chez sa fille « de complication névrotique », mais plutôt « un tempérament artistique » et « excentrique » porté par une intelligence et une sensibilité « naturelles ». Cette rencontre eut une importance considérable sur l’artiste. Jean-Didier Vincent, quand il travailla avec elle en 1984 à la rétrospective qu’il ouvrit à la Kunsthalle de Berne, se souvient que, un an avant sa mort, « elle faisait régulièrement référence » au psychiatre suisse. Traversée par le principe de dualité, son œuvre résonne en écho de la pensée jungienne, postulant que l’harmonie de chaque individu ne peut naître que de la reconnaissance en soi de la part du sexe opposé.

Jung avait vu juste. Née le 6 octobre 1913 d’un père juif allemand et d’une mère suisse, Meret Oppenheim a passé son enfance entre les deux pays, dans une famille élargie d’artistes. Le choix de son prénom est déjà extraordinaire. Son père l’avait emprunté à la Meretlein (« la petite Meret ») d’une nouvelle fantastique de Gottfried Keller. On se demande ce qui a pu passer par la tête du docteur, quand on connaît ce récit qui est resté imprimé chez sa fille. Une fillette, qui refuse obstinément d’apprendre son catéchisme, est maltraitée jusqu’à la mort. Parmi ses châtiments, elle doit poser, terrorisée, avec un crâne pendant qu’on peint son portrait en vanité. À son enterrement, Meretlein s’échappe de son cercueil, pour s’évanouir dans la nature, mi-fée mi-sorcière… Tout comme cette héroïne de l’innocence perdue et recouvrée, Meret Oppenheim a toujours affiché une liberté irréductible. En 1932, ayant quitté l’école depuis l’âge de 17 ans, elle est arrivée à l’hôtel Odessa à Paris, bras dessus bras dessous avec la peintre Irene Zurkinden. Elle a vaguement fréquenté l’Académie de la Grande Chaumière, sans jamais devenir une grande dessinatrice ou peintre. Elle préférait se mêler aux artistes du cercle surréaliste. En 1933, Giacometti et Arp l’invitèrent à participer au Salon des surindépendants. Matthias Frehner, directeur du Musée des beaux-arts de Berne, souligne ainsi l’importance pour son insertion d’un cercle venu de l’Est. Elle pouvait échanger en allemand avec Kurt Seligmann ou Max Ernst, avec lequel elle noua une liaison intense en 1934.

Les surréalistes
Dans ce milieu très masculin, la jeune femme parvint à s’imposer comme artiste. Dans ces années lumineuses, elle réalisa notamment L’Oreille de Giacometti stylisée en main et en fleurs et la figurine de la Vénus primitive. En 1936, pour l’« Exposition surréaliste d’objets » de la galerie Ratton, elle réalisa Le Déjeuner en fourrure. Acquise par Alfred Barr, qui l’inclut au MoMA dans son exposition sur « l’art fantastique », cette icône est formée d’une tasse, d’une soucoupe et d’une cuiller couvertes de peau de gazelle de Chine. Animalité, fétichisme, jeu de mots sexuel, allusion à Sader Masoch… L’opus a donné lieu à un flot verbal, qu’il serait vain de reprendre ici. L’artiste elle-même en explique la genèse avec la même sobriété qu’elle notait ses rêves. Elle se trouvait au Flore quand Dora Maar dit son admiration pour un bracelet en fourrure conçu par la créatrice Elsa Schiaparelli pour sa collection d’automne 1935. Picasso fit remarquer qu’on pourrait imaginer n’importe quel objet en fourrure. Sur ce, le thé devenant froid, le garçon s’enquérant des besoins de ses clients, le peintre lui lança : « Oui, davantage de fourrure. » Meret Oppenheim elle-même préférait ouvrir les portes du rêve que de se prêter à des gloses sur la portée symbolique de ses créations. Les idées, disait-elle, sortaient de sa tête toutes vêtues de leur robe. « Elle détestait être rangée dans une catégorie particulière », témoigne Christoph Bürgi qui l’a connue depuis l’adolescence. Suzanne Pagé, qui lui ouvrit les portes du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1984, se souvient d’une « femme grande, d’une extrême élégance, qui attirait tous les regards dès qu’elle entrait, d’une coquetterie supérieure, dont seules certaines femmes sont capables, sans être dupes ». Mais aussi d’une artiste à « l’extraordinaire obstination », ayant résisté à toutes les pesanteurs.

En 1937, Meret Oppenheim était revenue s’installer à Bâle avec ses parents, dans des conditions économiques difficiles. Restée liée à des écoles artistiques, se formant comme restauratrice et travaillant l’art décoratif, elle n’a jamais cessé de créer. Mais elle traversa une longue dépression, surmontée après sa rencontre en 1945 avec son grand amour, Wolfgang La Roche. À l’en croire, la Meretlein sortit du cercueil un beau jour de 1954. Créant des bijoux et des meubles, manipulant des poupées, jouant des masques, des tatouages et des vêtements, de l’entourage du végétal et de l’animal dans une vision très romantique allemande, elle fut la pionnière de nombre d’expressions plastiques. En 1959, à Berne, elle initia l’un des premiers happenings en présentant sur une femme nue, allongée sur un tapis d’anémones des bois, un buffet que les visiteurs étaient appelés à manger. Les commentateurs ont parlé du rapport des surréalistes au cannibalisme, mais les références sont au moins aussi fortes dans les multiples allusions à la nourriture, le bénédicité et le retour salvateur à la nature dans la légende de Keller qui avait inspiré son prénom.

Rétrospectives et prix se succédèrent à partir des années 1960. Mais elle resta rétive à toute récupération. Elle renonça elle-même « à toute forme reconnaissable par la critique, le marché et même l’historiographie », écrit Martina Corgnati à l’occasion d’une exposition à Milan en 1998. « Elle était très claire sur un point, reprend Jean-Didier Vincent, pour elle, il n’y avait pas d’artistes femmes à soutenir particulièrement. Seule comptait la qualité de l’art », sa complétude et son rapport au temps. Meret Oppenheim souffrit néanmoins des clichés la ramenant au rôle de « muse du surréalisme ». Elle a ainsi toujours cherché à minimiser cet épisode pourtant fondateur, dont l’image persistante a dû l’encager, tout comme le mannequin dont Masson enserra la tête dans une cage à oiseaux en 1938.

Érotique voilée

En 1933, son amant Man Ray réalise dans l’atelier du peintre cubiste Louis Marcoussis une série de photographies de Meret Oppenheim nue, aux côtés d’une presse d’imprimerie, passée à la postérité sous le titre d’Érotique voilée. Dans l’image la plus célèbre, la jeune fille, qui n’a pas vingt ans, paraît cheveu court, l’air pensif, le corps lisse, blanc et nu, arborant un bras et une main tachés d’encre devant la machine. Bien commode, la poignée de la roue dissimule son sexe au regard. Dans la série, c’est le peintre démesurément barbu qui appose l’encre d’imprimerie sur le bras de son modèle mutique. Mais tout le monde, à peu près, semble avoir oublié cette narration et sa part énigmatique, pour multiplier les commentaires passionnés sur la relation trouble entretenue par les surréalistes avec la sexualité et leur projection peu sympathique sur les femmes.

« Meret Oppenheim. Rétrospective »,

du 15 février au 1er juin. LaM à Villeneuve d’Ascq (59). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h.Tarifs : 10 et 7 e. Commissaires : Sophie Lévy assistée de Daphné Castano et Heike Eipeldauer. www.musee-lam.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Oppenheim, l’artiste prise au piège de la muse

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