BERNE / SUISSE
Considérée comme la plus grande artiste suisse du XXe siècle, elle a frayé son chemin à partir du surréalisme, le dépassant pour livrer des œuvres libres et singulières.
Berne (Suisse). L’histoire est bien connue. Sauf à de rares occasions, c’est hors des frontières de leur pays natal que les artistes suisses assoient leur formation et, souvent, une bonne part de leur renommée – tels Ferdinand Hodler, Alberto Giacometti ou Jean Tinguely pour n’en citer que quelques-uns. Ce fut le cas avec Meret Oppenheim (1913-1985), à ceci près que New York, Berlin ou Londres sont remplacées par Paris. Issue d’une famille aisée et cultivée aux racines suisses et allemandes, elle part pour la capitale française en 1932, à l’âge de 18 ans. C’est là, dans ce florissant entre-deux-guerres et fréquentant de temps à autre l’académie de la Grande Chaumière, qu’elle fait la connaissance d’Alberto Giacometti, de Max Ernst et du cercle surréaliste, et que sa créativité s’épanouit entre 1932 et 1937.
L’histoire de la production artistique d’Oppenheim aurait pu s’arrêter en 1937, date à laquelle, sous la pression des événements, elle quitte Paris et rejoint en Suisse sa famille qui a fui les premières persécutions contre la communauté juive en Allemagne. À 24 ans, elle a déjà créé des œuvres surréalistes dont le fameux Petit-Déjeuner en fourrure qui reste sa marque de fabrique. Et dans cette lignée, sont exposées au Kunstmuseum de Berne de ludiques et surprenantes compositions, telle Ma gouvernante-my nurse-my kindermädchen (1936), deux escarpins à talons blancs ficelés sur un plateau d’argent qui évoquent un poulet rôti ou les troublants Gants en fourrure [voir ill.]. Mais, à Bâle, où l’artiste s’est installée, l’énergique créativité a laissé place à une crise existentielle : ses amis artistes, Paris, la légèreté de la vie lui manquent. Assaillie par le doute et le sentiment permanent d’être, selon ses mots, « en quarantaine », elle détruit nombre de ses œuvres.
Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1950 qu’elle reprend une activité artistique suivie, installant son atelier à Berne. C’est sur ce long chapitre de vie et de création, à partir de 1954 et encore méconnu, que la rétrospective conçue au musée bernois, avant d’être montrée aux États-Unis, au Musée d’art moderne de New York et à la Menil Collection de Houston, a choisi de mettre la lumière.
Une sélection issue de quarante ans de travail vient rendre justice à une artiste trop longtemps cantonnée à son affiliation aux surréalistes. Car Meret Oppenheim est plus qu’une surréaliste : sa singulière fantaisie et son indépendance de caractère lui font expérimenter une quantité de techniques, de supports (la sculpture de masques, les reliefs, la peinture, le dessin, des installations à base de matériaux composites), de thèmes et de formes « développant une voie artistique indépendante et puissante face au pop art, au Nouveau Réalisme et à la peinture monochrome », comme le note Nina Zimmer, directrice du musée de Berne et commissaire suisse de la rétrospective. D’où l’aspect hétéroclite de l’œuvre exposé qui, malgré un déroulé chronologique tentant l’établissement de familles thématiques, peut déconcerter le visiteur. À ce dernier de se laisser porter par cette œuvre protéiforme traversée par les mêmes rêves, obsessions et fantasmes : une sensibilité au surnaturel et au fantasmagorique, au monde des rêves, un appétit insatiable des jeux de langage et une féroce ironie qui le dispute au goût du macabre, mais aussi à la poésie.
Depuis la disparition de l’artiste en 1985, sa production reste exposée de manière confidentielle – à l’étranger comme en Suisse – à l’exception de Berne, car le Kunstmuseum prend à cœur la mise en valeur de la donation de l’artiste. En réévaluant l’œuvre de Meret Oppenheim, les commissaires suisses et américaines de l’exposition ne font en réalité qu’exaucer un vœu longtemps resté pieux de l’artiste. Très tôt, elle avait en effet senti que deux écueils guettaient la réception de son œuvre : son appartenance au surréalisme et sa condition féminine. Confrontée à cette réception biaisée de son œuvre, Meret Oppenheim s’y opposa de manière véhémente. Elle a ainsi conçu un modèle réduit d’« exposition imaginaire » de ses œuvres pour la Kunsthalle de Berne en 1984, sur lequel s’appuie l’actuelle rétrospective – d’où ce titre sibyllin « Mon exposition ».
Aujourd’hui, c’est précisément la complexité de sa production artistique qui est appréciée et l’impossibilité de la rattacher à un mouvement artistique particulier est perçue comme un témoignage de sa singularité. Plus encore, la position d’Oppenheim sur sa condition féminine colle de manière surprenante à l’actualité : l’artiste défendait l’existence d’un « esprit bisexuel, androgyne », jouant dans nombre de ses œuvres sur cette double identité sexuelle. Elle refusait d’être étiquetée comme une artiste femme, niant la pertinence du concept d’art féminin ou masculin. Si nombre de ses œuvres portent la trace d’un engagement qu’on pourrait qualifier de féministe, mettant en scène des figures féminines fortes et dominantes comme les sorcières, elle s’est tenue, de son vivant, à distance du mouvement des femmes. Elle fut, décidément, à tous égards, une artiste inclassable.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : Plongée dans l’univers déroutant de Meret Oppenheim