Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemand Hans Hartung s’engage au sein de la Légion étrangère afin de défendre La France, son pays d’adoption, contre l’envahisseur, son pays natal. De la difficulté de trouver sa place…
En 1926, Hans Hartung, vingt-deux ans, découvre Paris et, avec, ses plus grands ambassadeurs de la peinture. L’effet de sidération est immense : « Je ne pouvais m’arracher à la fascination de la peinture française. Le Douanier Rousseau, Rouault, Matisse, Léger, Braque, Picasso… je n’en croyais pas mes yeux. » La France, s’avoue le jeune homme, est assurément faite pour lui. Il ignore encore qu’elle sera sa raison d’être, de vivre, de mourir, sa bannière ambiguë, son risque infini.
Instamment, Hartung s’inscrit à l’académie d’André Lhote. De plain-pied dans la modernité, il reçoit des leçons magistrales, découvre des continents de peinture et sillonne un Hexagone qui lui offre des bonheurs inouïs et, bientôt, sa première femme – la Norvégienne Anna-Eva Bergman. Le jeune couple se marie en 1929 à Dresde, une ville qui tient encore debout, comme lui, comme eux.
Les années à venir sont formatrices, pas forcément fécondes. L’étau nazi se resserre. Or, en ces temps noirs, tout risque est un péril pour un artiste abstrait, donc infréquentable, donc dégénéré, donc surveillé par la Gestapo. En 1935, sur les conseils du critique Will Grohmann, Hartung décide de rejoindre Paris. L’éditeur Christian Zervos lui adresse une invitation, laquelle vaut pour sésame français et sauf-conduit. Hans quitte seul son pays, la peur au ventre et l’espoir en bandoulière.
L’apatride
Depuis son atelier de la rue Daguerre, Hartung traverse Paris et rencontre Vassily Kandinsky, Piet Mondrian, César Domela, Alberto Magnelli, tous les artificiers des avant-gardes. Avec eux, il rit, peint, échange, travaille, projette. En 1937, il présente des œuvres lors de l’exposition « Origines et développement de l’art international indépendant » qui, au Jeu de Paume, sacre la frange la plus saillante de l’art abstrait. Il y rencontre pour la première fois Julio González. Le sculpteur espagnol sera, dans l’ordre, un ami, un beau-père – en 1939, sa fille Roberta épouse Hans, séparé l’année précédente d’Anna-Eva – et un sauveur. En 1938, la participation d’Hartung à des expositions londoniennes et le plébiscite de certains collectionneurs américains confirment ce qui s’ébauche depuis plusieurs années : le succès est là, presque là.
Mais Hartung est un « Allemand de l’étranger », donc une sentinelle involontaire aux yeux du Parti national-socialiste. Or l’artiste, séditieux, se marginalise et devient persona non grata outre-Rhin. Pire, en 1938, lors d’une convocation anodine à l’ambassade d’Allemagne de Paris, il se voit confisquer son passeport. Malvenu dans son pays, sans papiers en France, Hartung est un apatride. Comme un signe.
Le légionnaire
Le 3 septembre 1939, la France entre en guerre. Hartung est volontaire pour servir les armes de son pays d’adoption, mais il a un tort, et pas des moindres : il est allemand et, à ce titre, incarne la figure du Suspect, voire de l’Ennemi. S’il a beau rejoindre le stade de Colombes, ainsi que l’imposent les autorités françaises aux ressortissants allemands, il est transféré plusieurs jours durant dans le camp d’internement de Meslay-du-Maine, en Mayenne. Rien d’autre à faire, pour sauver sa peau, que de s’engager du côté des Justes : « Je ne pouvais briguer que la Légion étrangère. Désormais, pour l’armée, je m’appelais Gauthier. » Dont acte : en décembre 1939, Hartung est convoqué dans la Légion et, flairant le drame à venir, pose une dernière fois devant son chevalet sous l’objectif de Roberta, sa nouvelle femme.
L’année 1939, marquée par l’angoisse d’une identité perdue et d’une place à trouver, à retrouver, voit Hartung enfanter des dessins inquiets, informels, où les formes noires contondantes le disputent à des cercles rouges apaisés, où l’effusion est nuancée par un sens souverain de la maîtrise, de la main mise. Le lendemain de Noël, Hartung gagne le camp d’engagement de Vincennes, puis par ricochet rejoint Oran au début de l’année et, immédiatement, Sidi-Bel-Abbès, théâtre algérien des opérations de la Légion étrangère.
Le matricule 11553
L’engagé volontaire Hartung est enregistré sous le matricule 11553. Les premiers mois sont éprouvants pour un homme de trente-cinq ans qui découvre des « marches épuisantes de quarante ou cinquante kilomètres dans le désert » ainsi que l’usage des grenades et des armes automatiques. Verdict : l’artiste, dont la légende veut qu’il reproduise sur un mur du réfectoire un tableau d’Édouard Detaille, est dégagé de toute charge opérationnelle et affecté à une unité administrative.
Désormais, Hartung ne tue rien d’autre que le temps. Tandis que les Allemands composent presque la moitié du contingent des légionnaires, seules deux photographies enregistrent le souvenir de Hans parmi eux – képi blanc caractéristique et regard grave, quoique déterminé. L’armistice du 22 juin 1940, qui signe la démobilisation de la France, oblige la nation vaincue à remettre « tout réfugié allemand réclamé par les nazis ».
Fort heureusement, la Légion protège les siens, et notamment Hartung dont la bonne conduite lui vaut d’échapper à la figure de l’Indésirable permanent. Le 5 octobre 1940, le matricule 11553 rejoint la France, où son aimée lui écrit qu’elle peut toucher dix mille francs en zone libre. Le dénouement est là, Hartung veut le croire.
Le fugitif
La zone libre est une chance, un destin. Hartung se réfugie dans le Lot, chez les González. Là, il exécute au pastel et à la gouache de nombreuses têtes, infiltrées par les solutions formelles de Julio, bien sûr, mais aussi de Pablo Picasso. S’y lit l’angoisse, s’y entend le cri, s’y devine le déferlement – immense – d’un artiste tenu trop longtemps éloigné de son art. Le répit, qui n’est pas encore le bonheur, ne dure qu’un temps. Julio meurt le 27 mars 1942, et, en novembre, l’invasion de la zone libre oblige l’artiste à se sauver vers l’Espagne. Raté : le fugitif est arrêté les Pyrénées franchies. Allemand chez Franco, dont il fréquente alors les geôles, Hartung, alias Jean Gauthier, dessine les portraits de ses codétenus, au camp de Miranda, durant l’été 1943.
L’histoire se répète pour cet homme qui lutte contre la honte que lui inflige son pedigree : le 17 novembre, il est enrôlé à nouveau dans la Légion étrangère, désormais armée et entraînée par les Américains, et, le 8 décembre, retrouve Sidi-Bel-Abbès sous le matricule 13145 et un nouveau nom d’emprunt – celui de Pierre Berton. Il a 40 ans, une identité instable, le patronyme d’un autre, et le mal du pays, d’un pays qui n’est pas le sien.
Le brancardier
À l’été 1944, le débarquement de Provence permet à Hartung de revenir en France, enfin. Le faux Berton, quarante ans, gagne rapidement Belfort, en tant que brancardier. Le village de Buc est l’épicentre des combats – violents, si violents. Les obus tonnent, la guerre ravage. Le 20 novembre, l’offensive contre l’ennemi enregistre des blessés – nombreux, si nombreux. Le brancardier Berton est alors désigné pour porter secours à un légionnaire. Il en revient vivant, mais après avoir ressenti « un choc brutal au genou droit ».
Une double amputation plus loin – la faute à une mauvaise opération –, Berton redevient Hartung. Il n’a plus d’argent, plus de jambe droite, plus ce petit carnet de dessins réalisés en Espagne. Il est à peine reconnu – par les siens et par la France. Il est usé, floué. Tout est à refaire ? Non, tout est à reprendre, car rien n’est perdu, et surtout pas le talent. La roue tourne. Elle tourne vite, même. Pour preuve, les galeries parisiennes – Iris Clert et Denise René en tête – ne tardent pas à célébrer ce convalescent, ce héraut de l’abstraction, cet étranger si français. Hans Hartung, lui, fera toute sa vie un cauchemar identique : « Je m’engage dans la Légion et je ne peux plus m’en échapper. »
1904 Naissance à Leipzig (Allemagne)
1922 Premières aquarelles abstraites
1929 Mariage avec Anna-Eva Bergman. Ils divorcent en 1938 et se remarient en 1957
1939-1940 et 1942-1944 Engagement dans la Légion étrangère
1960 Grand prix de peinture de la Biennale de Venise
1972 Le couple s’installe à Antibes dans la maison qu’ils ont fait construire
1989 Décès à Antibes
Du 16 avril au 28 août. Commissaire : Fabrice Hergott.
Musée de la Légion étrangère, chemin de la Thuilière, Aubagne (13). Du mercredi au dimanche de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h, fermé le lundi et le mardi. Entrée libre.
Centre d’art les Pénitents Noirs, Les aires Saint-Michel, Aubagne (13).
Du mardi au dimanche de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h, fermé le lundi. Entrée libre.
http://hans-hartung.legion-etrangere.com/
Fondation Hans Hartung et Anna-Eva Bergman
173, chemin du Valbosquet, Antibes (06)
www.fondationhartungbergman.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Hans Hartung, le légionnaire