Inde - Art contemporain

L’Inde à l’assaut du XXIe siècle

Ceux par qui l’Inde est entrée dans l’art du XXe siècle

Par Christiane Adhémar de Lantagnac · L'ŒIL

Le 16 mai 2011 - 1268 mots

L’art contemporain indien ne commence pas avec Anish Kapoor ou les Gupta (Subodh et Shilpa). Dès l’indépendance, un renouvellement des arts visuels s’instaure avec le Progressive Artists’ Group.

Le 31 mars dernier, la Delhi Art Gallery fermait les portes d’une importante rétrospective sur le Progressiv Artists’ Group. Il n’y avait pas eu d’exposition de ce groupe depuis… 1949. Et pourtant, le Progressive Artists’ Group est bien la première avant-garde indienne qui ouvre la voie à l’art contemporain indien d’aujourd’hui.  

L’indianité à la sauce moderne

Tout commence en 1947. Dans l’euphorie d’une Inde devenue indépendante, un collectif de six artistes jeunes et pleins d’enthousiasme se constitue progressivement à Bombay. F.N. Souza (1924-2002) et S.H. Raza (né en 1922) sont bientôt rejoints par K.H. Ara (1914-1985), S.K. Bakre (1920-2007), H.A. Gade (1917-2001) et, enfin, par M.F. Husain (né en 1915). Mais rapidement ce groupe va se trouver amputé : dès 1949, F.N. Souza quitte l’Inde pour Londres, suivi en 1950 par S.H. Raza qui part à Paris. Le groupe n’a le temps de produire ensemble que deux expositions : la première en 1948, la seconde et dernière en 1949… et celle de Delhi en 2011.

Pour faire face aux défections, le collectif va faire appel à six autres artistes : V.S. Gaitonde (1924-2001), K. Khanna (1925), R. Kumar (1924), T. Mehta (1925-2009), A. Padamsee (1928), M. Samant (1924-2004). À leur tour, plusieurs d’entre eux vont s’exiler, pour mieux se faire connaître sur le plan international. En 1956, le groupe décide de se dissoudre officiellement.  Mais pour autant la « bande de copains » ne se perd pas de vue : en témoigne cette exposition de 2001 au titre amusant de « 8 seniors s’exposent pour une débutante » par une galeriste à Delhi ; il s’agit de Gaitonde, Husain, Khanna, Kumar, Mehta, Padamsee, Raza, réunis par Chhabda (1923). Et, in fine, pour l’ultime « au revoir », ces amis reviennent l’un après l’autre sur la terre indienne qui a tant inspiré leur mouvement.
Au départ, comme le souligne Raza non sans humour, ces artistes souvent d’origine populaire ont surtout en commun « leur jeunesse et leur manque de moyens ». Pour le reste, ils constituent un groupe des plus hétérogènes : Souza est né à Goa et il est catholique ; Husain, Raza, Padamsee et Mehta sont musulmans et viennent de la région de Bombay ou d’États voisins. Les autres sont hindous, certains tel Khanna sont natifs du Punjab devenu pakistanais. Et si la majorité d’entre eux a suivi le cursus de la prestigieuse Sir J.J. School of Art de Bombay, Ara, Husain, Khanna sont des autodidactes vivant de « petits boulots ».

Pour ces artistes une certitude : l’art tel qu’il est pratiqué en Inde doit rompre avec tous les académismes, celui imposé par le Raj britannique, aussi bien que celui du nationalisme renaissant de l’école du Bengale. Le manifeste du groupe, rédigé en 1947 par Souza, est clair : « Peindre avec une absolue liberté, presque anarchique, quant au sujet et aux techniques, mais conserver ce qui nous gouverne, une ou deux lois profondément basiques et éternelles, de la Construction esthétique, de l’Agencement plastique et de la Composition colorée. »

Tous ces jeunes artistes aspirent à rejoindre le mouvement des avant-gardes européennes. Trois juifs allemands ayant fui le nazisme vont les y aider : le professeur W. Langhammer, le critique R. von Leyden et l’industriel amateur d’art E. Schlesinger. Pour autant, pas question pour ces peintres de renier leur civilisation millénaire, que l’Empire britannique s’est efforcé de « gommer ». De l’art « moderne » assurément, mais « indien » et reconnu sur la scène internationale, tel est le pari du « Progressive Artists’ Group ». 

Records d’enchères

Pari réussi : en témoignent, dans un foisonnement de styles jailli d’un processus unique qui revisite l’indianité à l’aune de la modernité, six grands tableaux au hit-parade des enchères. Ainsi, Birth (1955) de Souza rappelant Picasso et Rouault, campe une parturiente nue et son compagnon, sorte de saint Joseph ressemblant à l’artiste ; éternel combat pour réconcilier, comme dans l’hindouisme, religion et érotisme. 

Rien à voir néanmoins avec le nu couché de la période grise, Untitled (1960) d’A. Padamsee, forme sculptée par la lumière de ce proche de Cartier-Bresson, et qui résonne aussi de cette vision indienne d’une énergie spirituelle informant la matière. Des aplats colorés pour diviser le tableau et La Bataille du Gange et de la Jamuna (1972) du Mahabharata peut commencer, orchestrée par le « Picasso indien », le très controversé Husain. 

À l’inverse, le Sans titre (1975) d’un Gaitonde attiré très tôt par Kandinsky et Klee révèle des faisceaux de lumière translucides évoquant les profondeurs subliminales du Zen. Quant à Saurashtra (1983) de Raza, sa géométrie complexe aux couleurs chaudes réconcilie sur la toile Cézanne, Rothko et les miniatures rajputs, pour exprimer la vision tantrique du déploiement de l’univers, depuis le Bindu primordial. Enfin, Bulls (2005-2007) de Mehta, deux taureaux démembrés, en aplat brun sur fond crème, renvoie à Francis Bacon et au minimalisme tant moderne que prémoghole. Le thème du violent combat entre pesanteur et « légèreté de l’être », sublimé dans l’art, rejoint ici le mythe indien du démon-buffle vaincu par la puissance spirituelle de Durga.

Les plus grandes récompenses et des records d’enchères saluent le travail de ces artistes. Dans les ventes organisées, en mars 2011 à New York, par Christie’s et Sotheby’s, figurent au total neuf des douze artistes du groupe Les prix de leurs œuvres s’envolent : Saurashtra à 3,5 millions de dollars en 2010, Bulls à 2,8 millions en 2011, Birth à 2,5 millions en 2008, Battle of Ganga and Jamuna à 1,6 million en 2008 ; Untitled de Gaitonde à 1,47 million en 2006 et Untitled de Padamsee à 1,4 million en 2011. Mais leur plus grand succès est d’avoir obtenu avec la première vente de Sotheby’s, en 1995, la reconnaissance internationale d’une modernité indienne non comme « dérivée » de l’art moderne occidental, mais comme un art à part entière, reflet de cette Inde éternelle conjuguant inlassablement l’un et le multiple. 

En France, un groupe oublié

Alors, comment expliquer que ces chantres de la modernité demeurent à ce jour « oubliés », même de « Namasté France » qui fait pourtant la part belle dans les musées parisiens aux Adivasi, aux Indiens contemporains, à Anish Kapoor et même à la peinture de Rabindranath Tagore. Peut-être ce manque de notoriété en France relève-t-il de cette étiquette « école de Paris » qui colle à la peau de bon nombre d’artistes étrangers. Attirés dans les années 1950 par « la capitale de l’art », ils ont en commun de se « montrer Français » par l’esprit et la culture, dans des œuvres à l’audace formelle mesurée, étrange mélange de figuratif et d’abstraction. Les artistes indiens, à leur début, n’y font pas exception. Raza, par exemple, avec sa ville de Carcassonne, son Calvaire breton, son Paysage corse, inspirés de Cézanne et de Van Gogh, n’est-il pas le premier étranger récompensé par le prix de la critique en 1956 ?

Aujourd’hui, les maisons d’enchères internationales rassemblent dans les mêmes ventes « art indien moderne et contemporain ». N’est-ce pas reconnaître implicitement que le même processus d’une invention permanente de la modernité indienne est à l’œuvre qui unit les jeunes talents des années 1960 à leurs aînés des années 1920 ; ou, dit autrement, que le Progressive Artists’ Group de l’après-guerre a ouvert la voie de l’art contemporain indien.

À lire : le portrait de Sayed Haider Raza paru dans L’œil n° 631, en janvier 2011 : Sayed Haider Raza - Chef Indien

Films

En 2010, Laurent Brégeat a réalisé une série de quatre films sur les « légendes vivantes de l’art contemporain indien » : A. Padamsee, S. H. Raza, M. F. Husain et R. Kumar. Plus que de portraits, il s’agit d’autoportraits dans lesquels chacun revient sur ses débuts, ses défis et ses repères, ponctués par l’intervention de critiques ou de collectionneurs. Films que l’on espère bientôt disponibles en DVD.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Ceux par qui l’Inde est entrée dans l’art du XXe siècle

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